Cercle Condorcet de la Savoie
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Développements et actualité de la notion de biopolitique dans l’œuvre de Foucault

  • Le 10/05/2021
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Annie Barthélémy mars 2021

 

Ce texte est une version écourtée d’une intervention faite aux Ateliers Ricœur de Besançon lors d’une conférence sur le thème : gouverner en temps de pandémie, qui reprenait une expression de l’historien Patrick Boucheron. Il explique en quoi la notion de bio politique a été introduite par Michel Foucault pour montrer comment a évolué l’exercice du pouvoir depuis le XVIIIème siècle. Les analyses de Foucault datent de la fin des années soixante-dix mais l’éclairage qu’il donne du pouvoir libéral peuvent éclairer la situation actuelle et les répercussions de la politique sanitaire sur nos vies.

 

Le masque ? Objet biopolitique. Le test PCR gratuit ? Incitation biopolitique. Confiner ou chercher l’immunité collective ? Débat biopolitique. Préserver l’économie ou sauver les personnes âgées et vulnérables ? Choix biopolitique. Tracer les clusters et les cas-contacts par voie numérique ? Surveillance biopolitique. Messages répétés sur la distanciation physique ? Éducation biopolitique. Chiffres, courbes, algorithmes des cas positifs ? Administration biopolitique. Ménager les capacités hospitalières ? Exigence biopolitique. Traquer les fêtards ? Police biopolitique. Fermer les bars et les frontières nationales ? Justification biopolitique... « La pandémie de Covid-19, c’est la fête à la biopolitique ! ironise le philosophe Mathieu Potte-Bonneville, spécialiste de Michel Foucault à qui l’on doit la paternité de cette notion. Toutes les questions posées par Foucault – celle de l’articulation du politique et du médical, celle de la surveillance, celle de l’instrumentalisation des arguments médicaux pour des mesures de gestion de la population – sont au cœur de ce moment biopolitique extrême. »

Dans le titre d’un article du Monde du 20 avril 2020 : « Quand Michel Foucault décrivait « l’étatisation du biologique », Annie Cot professeur à La Sorbonne employait l’expression «l’étatisation du biologique» pour désigner la biopolitique; dans une première approche en effet l’accolement des deux termes « bio » et « politique » renvoie à une politique qui se donne la vie biologique de la population comme cible. Mais saisir le sens de cette notion exige, comme le souligne l’auteur de l’article de revenir au contexte dans lequel Michel Foucault avance cette notion. Je le ferai en resituant la notion dans l’œuvre du philosophe pour revenir ensuite à son succès actuel.

 

"Lire la suite" pour parcourir une trame en cinq points de l’analyse de la pensée de Michel Foucault

En bas de page vous pourrez accéder au texte complet

La biopolitique : un art moderne de gouverner.

Premier point

La perspective de Foucault est décalée par rapport à celle des philosophes, qui envisagent le problème de la souveraineté l’Etat sous l’angle de la légitimité. La notion de biopolitique s’écarte d’une conception éthico-juridique de l’Etat Cf. Quelles sont les limites de l’état d’exception? comment garantir l’Etat de droit tout en apportant temporairement des restrictions aux libertés.

Deuxième point

Pour Foucault, le pouvoir moderne s’exerce au ras de l’existence des individus, cette forme de pouvoir s’est développée au XVIIIème siècle, moment où vacille l’absolutisme monarchique. Cette référence au XVIIIème siècle permet de mettre à jour le socle sur lequel s’est édifiée notre modernité.

Troisième point

[........] Foucault repère dans le cours de l’histoire un nouveau point d’application du pouvoir: « Une des grandes nouveautés dans les techniques de pouvoir, au XVIIème siècle fut l’apparition, comme problème économique et politique, de la « population » : la population richesse, la population main d’œuvre ou capacité de travail, la population en équilibre et les ressources dont elle dispose. Les gouvernements s’aperçoivent qu’ils n’ont pas affaire seulement à des sujets, ni même à un « peuple », mais à une population, avec ses phénomènes spécifiques, et ses variables propres : natalité, morbidité, durée de vie, fécondité, état de santé, fréquence des maladies, forme d’alimentation et d’habitat.

Quatrième point

[les formes modernes du pouvoir......] n’opèrent plus selon une logique de domination d’un souverain qui impose sa volonté en disposant du droit de vie et de mort sur ses sujets, mais par de multiples mesures indirectes qui, de façon continue, encadrent la vie quotidienne des individus.

... La rationalité des technologies du pouvoir prend la place de la raison d’Etat , bien gouverner revient à adopter des procédures adaptées, à prendre des mesures qui ne soient pas excessives relativement à l’efficacité visée. Par ces contrôles, le pouvoir se fait moins répressif mais plus calculateur et plus intrusif dans le cours de la vie des individus. Le philosophe insiste sur l’économie du pouvoir libéral moderne à entendre en deux sens : un pouvoir économe, c’est-à-dire parcimonieux et comptable d’une part, et un pouvoir fondé sur l’économie politique, discipline attachée à analyser les effets des interventions du politique dans le champ économique.

Cinquième point

[........] « la liberté dans le régime du libéralisme n’est pas une donnée, la liberté n’est pas

une religion toute faite qu’on aurait à respecter... La liberté, c’est quelque chose qui se fabrique à chaque instant. Le libéralisme, ce n’est pas ce qui accepte la liberté. Le libéralisme, c’est ce qui se propose de la fabriquer à chaque instant, de la susciter et de la produire avec bien entendu tout l’ensemble de contraintes, de problèmes, de coût que pose cette fabrication». Cette perspective renouvelle la façon d’envisager les rapports entre sécurité et liberté.

En résumé et pour ouvrir la discussion

Au terme de cette présentation, il apparaît que la notion de biopouvoir est une hypothèse que développe en plusieurs temps Foucault dans son œuvre et ses cours, une hypothèse qui implique une approche décalée de la problématique politique « sécurité-liberté », en ce qu’elle ne questionne pas la légitimité du pouvoir mais se focalise sur les modalités, variables historiquement, de l’exercice du pouvoir. Cette hypothèse ouvre sur une reformulation du problème où il s’agit d’examiner comment des mécanismes de sécurité configurent nos libertés. La lecture des ouvrages de Jean-Claude Monod et de Christian Laval m’ont amenée à mobiliser les analyses de Foucault pour réfléchir aux mesures sanitaires prises en situation de pandémie. Pour ouvrir le débat, je vois cinq pistes, en testant la pertinence mais aussi les limites de l’approche foucaldienne.

1° L’analyse des différents moyens par lesquels le pouvoir affecte la vie quotidienne, investit les corps tant au plan des personnes que de la population, permet de réfléchir aux changements d’attitudes imposés en période de pandémie et à la valeur de la préservation de la vie au sens biologique du terme Cf. Les débats et affrontements autour de ce qui est essentiel ou pas. Sans aller jusqu’à dénoncer comme Agamben le caractère totalitaire de mesures qui réduisent nos existences à la survie biologique, les analyses de Foucault incitent à regarder de plus près les conflits autour de ce qui fait de nous des vivants cf. H. Arendt produire, fabriquer et créer, agir.

2° La mise en évidence de l’implication de savoirs relatifs à l’état de la population dans les technologies de pouvoir apparues au XVIIIème siècle conduit à interroger les rapports entre les instances scientifiques et les acteurs politiques. Beaucoup n’ont pas supporté les incertitudes exprimées par les scientifiques, pour beaucoup aussi les chiffres officiels de la pandémie gardaient un caractère abstrait au vu de leur expérience singulière. La tragédie de la pandémie mondiale questionne nos rapports à la science (le défilé d’experts dans les medias, les fake news, les réticences vis-à-vis des vaccins...). Et dans la mesure où les mesures sanitaires réduisent les libertés individuelles pour préserver la santé de la population cela pose sur le plan politique une question que formule Annie Cot : « Comment articuler le registre du corps de citoyens libres et celui du corps collectif de la population ? En l’occurrence comment articuler la liberté de chacun avec les décisions qui s’imposent à l’espèce toute entière ? »19 Notons et nous y reviendrons au quatrième point la disparition de la figure du citoyen dans les analyses des formes contemporaines de gouvernementalité.

3° Michel Foucault remarque l’existence de crises de la gouvernementalité. La pandémie

traduit-elle le retour de la souveraineté politique, le retour d’une autorité de l’Etat parallèle au retour du tragique de la mort dans un monde mondialisé où l’économie faisait la loi ou cette pandémie n’a-t-elle qu’accentué et révélé une crise latente du libéralisme dont Foucault avait su pointer les prémices ? Et en quoi cette crise ouvre-t- elle des perspectives pour l’avenir ? cf. le quoi qu’il en coûte qui tempère les critiques relatives au coût excessif des services publics.

4° La tension perçue par Foucault « entre deux régimes de pouvoir qui doivent coexister dans la société capitaliste : le régime de contrôle hétéronome des individus productifs20 et le régime de liberté des échanges, qui suppose une autonomie individuelle »21 suggère de parler d’un renforcement des premiers au détriment des seconds, la crise sanitaire remettant au premier plan les contraintes de l’Etat. De plus considérant la multiplicité des relations de pouvoir qui orientent la conduite des individus, Foucault raisonne plutôt en termes de résistance individuelle aux effets de ces relations sur notre existence quotidienne. Quelle place alors dans la recherche d’équilibre équilibre entre sécurité et liberté, pour les institutions, les organisations, les associations qui développent de nouvelles pratiques de solidarité et qui sont engagées dans des luttes sociales porteuses de revendications collectives ?22

La perspective de Foucault qui met l’accent sur les modalités du pouvoir et les différents points où il s’exerce, ignorant les thématiques relatives à la légitimité du pouvoir, ne prend pas en compte la question de la participation démocratique, en l’occurrence dans les circonstances actuelles le contrôle démocratique de la politique sanitaire23. Cette question de la légitimité des choix entre sécurité et liberté dans les mesures sanitaires ne garde-t- elle pas toute sa pertinence ? (transparence, débats, contrôle...) Les individus ne sont pas seulement des éléments d’une population, définis en fonction de variables comme l’âge, la morbidité..., ils sont aussi des citoyens qui dans un régime démocratique doivent être éclairés et associés aux décisions. Et leurs attitudes de peur ou de confiance ne concernent pas que le plan sanitaire, elle traverse tout le champ social. Le jeu entre sécurité et liberté ne relève pas simplement d’un calcul bénéfice/risque mais d’une défense et d’une préservation des droits.

5° Voir dans les individus comme de simples composantes d’une population occulte la question des inégalités. La normalisation des comportements ne s’effectue pas de la même manière selon la position sociale des individus. Les contraintes auxquelles sont soumis ceux qui assurent en première lignes les services à la population ou ceux qui vivent dans des logements exigus sans équipement informatique ne sont pas de même type que les cadres incités au télétravail. Foucault a identifié des formes différentes d’exercice de pouvoir (police contraignante/normalisation incitative), des sociologues aujourd’hui étudient les cibles de ces formes de pouvoir au prisme des inégalités sociales et leurs études conduisent à introduire dans la balance entre sécurité et liberté, la question de la justice, point aveugle des logiques néolibérales qui voient dans les services publics, un coût plutôt qu’une assurance de sécurité.

Développements et actualité de la notion de biopolitique dans l’œuvre de Foucault

(texte complet)

 

Dans le cadre de la mondialisation néolibérale, le politique apparaissait affaibli dans sa dépendance aux mécanismes économiques ; or le voilà qui revient au premier plan pour faire face à la pandémie. Dans notre démocratie, nous acceptons pour des raisons de sécurité sanitaire des mesures qui contraignent notre liberté d’agir et de nous déplacer. Pour caractériser ce moment particulier que nous vivons est reprise la notion de biopolitique. Nombre d’analyses du traitement politique de la pandémie de Covid se réapproprient en effet cette notion au risque que la notion s’use à force d’en trop user.

Le masque ? Objet biopolitique.

Toutes les questions posées par Foucault – celle de l’articulation du politique et du médical, celle de la surveillance, celle de l’instrumentalisation des arguments médicaux pour des mesures de gestion de la population – sont au cœur de ce moment biopolitique extrême. »1

Dans le titre d’un article du Monde du 20 avril 2020 : « Quand Michel Foucault décrivait « l’étatisation du biologique », Annie Cot professeur à La Sorbonne employait l’expression «l’étatisation du biologique» pour désigner la biopolitique; dans une première approche en effet l’accolement des deux termes « bio » et « politique » renvoie à une politique qui se donne la vie biologique de la population comme cible. Mais saisir le sens de cette notion exige, comme le souligne l’auteur de l’article de revenir au contexte dans lequel Michel Foucault avance cette notion. Je le ferai en resituant la notion dans l’œuvre du philosophe2 pour revenir ensuite à son succès actuel.

La biopolitique : un art moderne de gouverner.

Premier point

La perspective de Foucault est décalée par rapport à celle des philosophes, qui envisagent le problème de la souveraineté l’Etat sous l’angle de la légitimité. La notion de biopolitique s’écarte d’une conception éthico-juridique de l’Etat Cf. Quelles sont les limites de l’état d’exception? comment garantir l’Etat de droit tout en apportant temporairement des restrictions aux libertés ?

1 Cf. introduction d’un article de Catherine Portevin dans le n° octobre 2020 de Philosophie Magazine « Vivons-nous à l’ère biopolitique ? »
2 Dans cette présentation, nous nous référons aux études de Gilles Deleuze, Foucault, Editions de Minuit, 1986. Christian Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, La Découverte, 2018. Jean-Claude Monod, L’art de ne pas être trop gouverné, Seuil, 2019

Le test PCR gratuit ? Incitation biopolitique. Confiner ou

chercher l’immunité collective ? Débat biopolitique. Préserver l’économie ou sauver les

personnes âgées et vulnérables ? Choix biopolitique. Tracer les

clusters

et les cas-contacts par

voie numérique ? Surveillance biopolitique. Messages répétés sur la distanciation physique ? Éducation biopolitique. Chiffres, courbes, algorithmes des cas positifs ? Administration biopolitique. Ménager les capacités hospitalières ? Exigence biopolitique. Traquer les fêtards ? Police biopolitique. Fermer les bars et les frontières nationales ? Justification

biopolitique...

« La pandémie de Covid-19, c’est la fête à la biopolitique !

ironise le philosophe

Mathieu Potte-Bonneville, spécialiste de Michel Foucault à qui l’on doit la paternité de cette

notion.

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En quoi la perspective de Foucault est-elle décalée ? En ce qu’elle analyse l’exercice du pouvoir non à partir de l’Etat mais au ras de la société dans les multiples règlements et normes qui encadrent la vie des individus et des groupes. Les analyses de Foucault, dans les années 70, s’écartent de la réflexion sur l’essence de la souveraineté de l’Etat3 pour observer la démultiplication des effets du pouvoir et remplacer la problématique de la domination par celle du contrôle ou de la régulation. En somme, Foucault ne s’intéresse pas au face à face de l’Etat et des citoyens mais à la diversité des actions indirectes ou directes du pouvoir dont sont l’objet les êtres vivants, dans lesquelles leur existence est prise, dans lesquelles ils se débattent, cherchant parfois à s’en déprendre, ce qui entraîne une multitude de réactions réciproques : jeux de pouvoir entre contraintes exercées sur des corps malléables et résistances aux effets de pouvoir constituent autant de jeux de pouvoir.

Deuxième point

Pour caractériser cet exercice du pouvoir au ras de l’existence des individus, il convient de se référer aux exemples que donne Foucault, exemples qui ne sont pas extraits de notre actualité mais qui renvoient au XVIIIème siècle où vacille l’absolutisme monarchique. Cette référence au XVIIIème siècle permet de mettre à jour le socle sur lequel s’est édifiée notre modernité. Dans la troisième partie de Surveiller et punir Naissance de la prison (1975) intitulée Discipline, Foucault écrit : « Il y a eu au cours de l’âge classique, toute une découverte du corps comme objet et cible du pouvoir. On trouverait des signes de cette grande attention portée au corps – au corps qu’on manipule, qu’on façonne, qu’on dresse, qui obéit, qui répond, qui devient habile dont les forces se multiplient »4. Ce propos renvoie aux multiples actions qui soumettent les corps pour en décupler les habiletés et les forces. Foucault puise dans les archives militaires, pédagogiques, médicales ou manufacturières pour montrer la minutie des règlements qui encadrent l’activité du soldat, de l’écolier ou de l’ouvrier pour produire des corps soumis et utiles (emploi du temps, organisation de l’espace, déroulement des gestes). Foucault parle de ruses minuscules des disciplines issues d’un pouvoir qui réprime moins les conduites individuelles qu’il ne les façonne et les surveille au profit de la puissance de l’Etat. Bref, pas d’action éclatante du pouvoir mais une intervention continue pour articuler les corps individuels possiblement rétifs ou rebelles afin de composer un ensemble efficace. Le pouvoir perd de sa visibilité (Foucault donne en contre-exemple les supplices sur la place publique sous la monarchie) et devient plus économique et fonctionnel, il opère au ras des corps par un ensemble de dispositifs architecturaux, administratifs, pédagogiques, médicaux etc. Au rebours de la doxa post 1968 qui mettait en avant le rôle répressif du pouvoir, Foucault insiste sur son rôle productif, il s’agit moins d’interdire que de modeler les conduites.

Dans le contexte actuel de la pandémie, il est intéressant de relire le début du chapitre consacré au panoptisme, un dispositif de surveillance imaginé au XVIIIème siècle par

3 Le regard critique de Foucault met en garde contre la croyance selon laquelle un mot renvoie à une chose, une réalité stable : « Il faut sans doute être nominaliste : le pouvoir, ce n’est pas une institution, ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée » Histoire de la sexualité La volonté de savoir tome 1 p. 683

4 p.400 Michel Foucault Œuvres II La Pléiade

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Bentham5, constitué d’une architecture en anneau de cellules disposées en cercle autour d’une tour centrale et percées de fenêtres ouvertes sur l’espace circulaire intérieur et sur l’extérieur ; une telle architecture permet à un surveillant posté dans la tour centrale d’avoir l’œil à tout moment sur les agissements de chacune des personnes logées dans les cellules qui se savent possiblement observées. Au début de ce chapitre, Foucault prend l’exemple d’un dispositif de surveillance plus coûteux : il s’agit d’un règlement de la fin du XVIIème siècle sur les mesures à prendre en cas d’épidémie de peste, la description fait écho pour nous le dispositif sanitaire auxquels ont été soumis les habitants de Wuhan : quadrillage spatial, autorité d’un intendant sur chaque quartier, chaque rue surveillée par un syndic qui fait respecter la quarantaine par l’enfermement au domicile et l’apport de provisions. La sécurité sanitaire est affaire de police. Cet exemple permet à Foucault de faire apparaître une mutation dans l’exercice du pouvoir sanitaire qui passe d’une logique d’exclusion (expulsion des lépreux regroupés dans des léproseries à l’extérieur de la ville), à un modèle disciplinaire qui, par des procédures administratives et présence policière, surveille et enregistre constamment les comportements des individus, assignés à une place dans un espace clos. Au terme du chapitre, le philosophe conclura que ce modèle disciplinaire inspire à partir du XVIIIème siècle le règlement des prisons ou des institutions socioéducatives, destinées à prévenir et réprimer les désordres dans la société. Cette première formulation du biopouvoir envisage le conflit entre sécurité et liberté à partir de la normalisation des conduites qui encadre les marges de liberté des individus. Les dispositifs punitifs ne répriment plus violemment les délinquants, les fauteurs de désordre, ils cherchent à modifier les comportements en usant de contraintes douces qui font l’économie de la souffrance mais exigent la docilité. Les analyses de Foucault posent la question du bénéfice et du prix à payer, pour les individus, du fonctionnement de ces règlements qui soumettent insensiblement les corps.

Troisième point

Foucault ne parle pas encore dans Surveiller et punir de biopouvoir, ce terme apparaît à la fin du premier tome de l’Histoire de la sexualité (1976), qui a pour titre La volonté de savoir. Foucault repère dans le cours de l’histoire un nouveau point d’application du pouvoir: « Une des grandes nouveautés dans les techniques de pouvoir, au XVIIème siècle fut l’apparition, comme problème économique et politique, de la « population » : la population richesse, la population main d’œuvre ou capacité de travail, la population en équilibre et les ressources dont elle dispose. Les gouvernements s’aperçoivent qu’ils n’ont pas affaire seulement à des sujets, ni même à un « peuple », mais à une population, avec ses phénomènes spécifiques, et ses variables propres : natalité, morbidité, durée de vie, fécondité, état de santé, fréquence des maladies, forme d’alimentation et d’habitat. Toutes ces variables sont au point de croisement des mouvements propres à la vie et des effets des institutions »6. Cette longue citation résonne avec la situation actuelle de pandémie qui affecte la population dans sa globalité et la façon dont les gouvernements justifient leurs politiques au vu des statistiques de taux de diffusion du virus et de taux de mortalité dans la population.

Pour le philosophe, cette polarisation du pouvoir politique sur le ‘corps-espèce’ correspond à un des deux pôles d’une organisation du pouvoir autour de la vie: le

5 Christian Laval dans son ouvrage Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, montre la dette de Foucault à l’égard de Bentham (1748-1832), grande figure de la philosophie utilitariste anglaise, auteur du Panoptique ou Maison d’inspection (1791)
6 ibid. p. 633

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premier centré sur le dressage des corps, « assuré », écrit Foucault, « par des procédures de pouvoir qui caractérisent les disciplines : anatomo-politique du corps humain » et le second qui émerge au milieu du XVIIIème siècle, « centré sur le corps-espèce, sur le corps traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques : la prolifération, les naissances et la mortalité, le niveau de santé, la durée de vie, la longévité avec toutes les variables qui peuvent les faire varier ; leur prise en charge par une série d’interventions et de contrôles régulateurs : une bio-politique de la population »7. Cet extrait renvoie à la première définition que Foucault donne du bio- pouvoir dont on peut retenir trois caractéristiques : un pouvoir qui ne traite plus d’individus mais d’un ensemble d’êtres vivants, un pouvoir moins répressif que régulateur, un pouvoir moins prescriptif que calculateur. Cette définition va se préciser dans les cours que Foucault donnera au Collège de France entre 1975 et 1980.

Quatrième point

Dans ces cours8 il approfondit son analyse des formes modernes du pouvoir.

Premièrement, celles-ci n’opèrent plus selon une logique de domination d’un souverain qui impose sa volonté en disposant du droit de vie et de mort sur ses sujets, mais par des multiples mesures indirectes qui, de façon continue, encadrent la vie quotidienne des individus. Deux formules systématisent cette opposition entre un pouvoir absolu, qui fait de la force un usage éclatant et discontinu (Ex : supplices infligés sur les places publiques) et une série de micropouvoirs disséminés qui opèrent de façon continuelle, plus productive et plus intrusive : « faire mourir et laisser vivre d’une part, faire vivre et laisser mourir d’autre part ». Faire mourir réfère au droit de vie et de mort que les rois avaient sur leurs sujets pour les contraindre à défendre leur souveraineté, faire vivre renvoie aux politiques qui investissent la vie par le contrôle des corps et la prise en charge de la productivité, de la sécurité et du bien être de la population.9 Cela peut se traduire par la différence entre régner et gouverner.

Deuxièmement, la rationalité des technologies du pouvoir prend la place de la raison d’Etat : bien gouverner revient à adopter des procédures adaptées, à prendre des mesures qui ne soient pas excessives relativement à l’efficacité visée et non plus à faire preuve d’une autorité légitime. Il s’agit pour Foucault de délaisser la question du droit (quelle est la légitimité des mesures prises au nom de la raison d’Etat ?) pour lui substituer la logique calculatrice et administrative de l’exercice du pouvoir. Foucault crée alors le néologisme de « gouvernementalité» pour éviter la confusion avec l’image du gouvernement comme siège de l’autorité politique. La perspective de Foucault consiste à mettre en évidence les effets du pouvoir sur la conduite des individus et des populations. Il convient alors de penser le pouvoir non comme une chose qu’on possède ou qu’on prend mais comme un tissu de relations qui orientent la conduite des individus pas seulement pour la réprimer mais pour la modeler (le pouvoir consiste à agir sur des actions). Ce qui compte pour Foucault ce sont les relations de pouvoir, celles-ci ne jouent pas dans un sens unilatéral de haut en bas 10 , mais elles sont réciproques. : aux

7 ibid. p.719 voir aussi le dernier chapitre de La volonté de savoir
8 Il faut défendre la société (1975-1976), Sécurité, Territoire, Population (1977-1978) Naissance de la biopolitique (1978-1979) Du gouvernement des vivants (1979-1980)
9 Cf. La volonté de savoir ch. V « Droit de vie et pouvoir sur la mort »
10 Ce que critique Foucault c’est la myopie de ceux qui mettant l’Etat au centre du pouvoir raisonnent en termes de domination hiérarchique.

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interventions qui visent à encadrer, optimiser et associer les actions des individus répondent les résistances subjectives aux tentatives de normalisation cf. les réactions au management qui encourage la liberté d’entreprendre. Cette perspective entraîne une décentration du regard habituellement polarisé sur le pouvoir de l’Etat, il s’agit de discerner le pouvoir au ras de nos existences.11.

Enfin, troisièmement, le philosophe insiste sur l’économie du pouvoir moderne à entendre en deux sens : un pouvoir économe, c’est-à-dire parcimonieux et comptable d’une part, et un pouvoir fondé sur l’économie politique, discipline attachée à analyser les effets des interventions du politique dans le champ économique, l’exercice moderne du pouvoir se voulant rationnel s’appuie sur cette discipline ; l’œuvre de Foucault considère les savoirs comme des discours liés aux conditions historiques dans lesquelles ils sont produits et s’attache à mettre en évidence les liens entre savoir et pouvoir. Dans le cours de 1978-1979 sur la Naissance de la biopolitique, il est beaucoup question du libéralisme classique du XVIIème siècle et du néolibéralisme des années 1930. Sont convoqués par Foucault les textes des économistes du XVIIIème siècle qui contestaient les mesures par lesquelles le pouvoir royal encadrait les prix - par exemple le prix des grains- et vantaient les mérites du laisser faire ; sont convoqués aussi des textes plus tardifs ceux des néolibéraux allemands ou américains des années Trente qui s’opposaient aux économies dirigées prises pour faire face à la crise de 1929 (politique sociale en Allemagne présentée comme une alternative au national socialisme et New Deal aux Etats Unis, forme d’interventionnisme social en économie) ; ces néolibéraux proposaient des interventions mesurées. Il s’agit de « ne pas trop gouverner », de garder la juste mesure afin de préserver les mécanismes du marché et laisser jouer la concurrence. Pour les néolibéraux, conclut Foucault, « il faut se donner la liberté du marché comme principe organisateur et régulateur de l’Etat... Autrement dit, un Etat sous surveillance du marché plutôt qu’un marché sous surveillance de l’Etat »12.

Si l’ère biopolitique renvoie, comme le résume Jean-Claude Monod, au développement d’un Etat qui « se présente de plus en plus comme un organe au service de la prospérité et de la satisfaction du public, de la population, de la santé, du bien-être des individus » 13 . Le néolibéralisme préconise un mode d’exercice du pouvoir censé atteindre ses objectifs selon un principe d’ « économie maximale » ou de « minimum de gouvernement », exercice du pouvoir qui renonce à la raison d’Etat et au pouvoir de la police prise au sens large et dont la cible est pour reprendre l’auteur du Traité de la police de 1705, cité par Foucault « l’homme vivant, actif et productif ». « Le libéralisme n’est possible et pensable », résume Jean-Claude Monod, « qu’à la condition du

11 Deleuze souligne que Foucault abandonne plusieurs postulats relatifs au pouvoir en vogue à gauche dans les années 1970 : postulat de la propriété ( pour Foucault, « le pouvoir s’exerce plutôt qu’il ne se possède ») postulat de la localisation (pour Foucault, le pouvoir n’est pas situé au centre de l’Etat, il est l’effet de toute « une microphysique du pouvoir », de mécanismes de contrôle qui diffusent en différents points de la société, postulat de la subordination (pour Foucault, le pouvoir n’est pas une superstructure, il imprègne le champ économique et social) postulat de l’essence (pour Foucault le pouvoir n’est pas un attribut qui caractérise les dominants, il est un ensemble de rapports de forces donc une relation qui passe par les dominants comme par les dominés), postulat de la modalité (pour Foucault, le pouvoir produit du réel avant de réprimer),postulat de la légalité (Foucault substitue une représentation stratégique du pouvoir à la représentation juridique) op. cit. pp.32-38

12 Naissance de la biopolitique Leçon du 7 février 1979
13 Jean-Claude Monod, L’art de ne pas être trop gouverné, p.91

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déploiement de la raison d’Etat et de l’Etat de police, dont il ne fera que délimiter les effets, en faisant varier la détermination du « trop » de gouvernement »14 ; une façon de rappeler l’importance de relier les concepts de Foucault aux conditions historiques qui les rendent possibles.

Cinquième point

Cette définition du néolibéralisme implique une formulation de la problématique liberté/sécurité bien différente des philosophies politiques qui remontent à une origine de l’autorité politique pour en fonder la légitimité. Foucault l’explicite dans sa leçon du 24 janvier au Collège de France :

« la liberté dans le régime du libéralisme n’est pas une donnée, la liberté n’est pas une région toute faite qu’on aurait à respecter... La liberté, c’est quelque chose qui se fabrique à chaque instant. Le libéralisme, ce n’est pas ce qui accepte la liberté. Le libéralisme, c’est ce qui se propose de la fabriquer à chaque instant, de la susciter et de la produire avec bien entendu tout l’ensemble de contraintes, de problèmes, de coût que pose cette fabrication.

Quel va être alors le principe de calcul de ce coût de la fabrication de la liberté ? Le principe de calcul, c’est bien entendu ce qu’on appelle la sécurité. C’est à dire que le libéralisme, l’art libéral de gouverner, va se trouver contraint de déterminer exactement dans quelle mesure et jusqu’à quel point l’intérêt individuel, les différents intérêts... ne vont pas constituer un danger pour l’intérêt de la population. Problème de sécurité : protéger l’intérêt collectif contre les intérêts individuels. Inversement, même chose : il va falloir protéger les intérêts individuels contre tout ce qui pourrait apparaître, par rapport à eux, comme empiétement venant de l’intérêt collectif. Il faut encore que la liberté des processus économiques ne soit pas en danger, un danger pour les entreprises et les travailleurs »15.

Partant d’une conception de la liberté humaine comme une construction historique : comme l’explique Christian Laval, « le pouvoir libéral effectif ne s’appuie pas sur un sujet naturellement libre qui céderait contractuellement une partie de ses droits innés au gouvernement et au législateur... Il oriente un individu par une action délibérée modifiant le milieu dans lequel et à partir duquel l’individu établit ses calculs. La liberté est toujours une ressource calculable que l’on crée et que l’on consomme, non un principe abstrait que l’on vénère »16. La liberté est donc une variable au cœur même de l’économie de pouvoir propre au libéralisme qui conjugue liberté et sécurité. Comme les individus dans cette forme de gouvernementalité ne peuvent plus compter sur la protection du souverain, il faut que des mécanismes de sécurité jouent pour que les intérêts des individus ou de la collectivité soient le moins possible exposés aux dangers, sans mettre en danger l’économie. Cela se traduit par des pratiques qui indirectement protègent contre les excès de la liberté en s’appuyant sur les choix des individus. Antoine Garapon voit en Foucault un visionnaire et cite en exemple les développements d’une justice transactionnelle comme celle qui est à l’œuvre de nos jours dans la rupture conventionnelle du contrat de travail entre l’employeur et le salarié, justice transactionnelle qui prend la place du droit du travail qui encadraient les procédures de licenciement. Antoine Garapon montre des procédures similaires dans le droit pénal et conclut : « ces évolutions traduisent une nouvelle conception du sujet où le calcul de son

14 ibid. p.92
15 Naissance de la biopolitique pp 66-67
16 Christian Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale p. 45-46

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intérêt tend à se substituer à la défense des droits »17. Le libéralisme se traduit par une extension des dispositifs de contrôle pour faire contrepoids aux mécanismes de liberté, en stimulant et encadrant les choix des individus.
Foucault conclut son cours du 24 janvier 1979 en pointant les crises de gouvernementalité qui minent de l’intérieur cet art libéral de gouverner, par un retournement qui fait que les dispositifs destinés à produire de la liberté sont exposés à provoquer des effets inverses. Considérant les politiques néolibérales dans le moment historique qui est le sien, Foucault constate que «les formules économiques et politiques qui garantissent les Etats contre le communisme, le socialisme, le national socialisme, le fascisme, ces mécanismes... ont tous été de l’ordre de l’intervention économique , c’est-à-dire de l’intervention coercitive dans le domaine de la pratique économique » et Foucault de s’interroger : « est-ce que ces mécanismes d’intervention... n’introduisent pas des modes d’action au moins aussi compromettants pour la liberté que ces formes visibles et manifestes que l’on veut éviter ? »18. Le tour interrogatif, s’il interroge sur le sort des libertés dans des régimes démocratiques, évite des les assimiler à des régimes totalitaires.

Ces réflexions émises à propos d’une actualité qui n’est pas la nôtre, peuvent éclairer la crise de gouvernementalité actuelle, surgie avec la pandémie, liée à une une situation où le libéralisme économique et la libre circulation mondialisée des marchandises et des hommes ont facilité la propagation du virus et se sont révélés incapables d’en contenir et contrer ses effets mortels. Elles conduisent ainsi à réfléchir au calcul entre sécurité et liberté qui conditionne les mesures gouvernementales prises durant en cette période et à comprendre les réactions divergentes qu’elles suscitent.

En résumé et pour ouvrir la discussion

Au terme de cette présentation, il apparaît que la notion de biopouvoir ne peut se résumer à une simple définition terminologique mais qu’elle est une hypothèse que développe en plusieurs temps Foucault dans son œuvre et ses cours, une hypothèse qui implique une approche décalée de la problématique politique « sécurité-liberté », en ce qu’elle ne questionne pas la légitimité du pouvoir mais se focalise sur les modalités, variables historiquement, de l’exercice du pouvoir. Cette hypothèse ouvre sur une reformulation du problème où il s’agit d’examiner comment des mécanismes de sécurité configurent nos libertés. La lecture des ouvrages de Jean-Claude Monod et de Christian Laval m’ont amenée à mobiliser les analyses de Foucault pour réfléchir aux mesures sanitaires prises en situation de pandémie. Pour ouvrir le débat, je vois cinq pistes, en testant la pertinence mais aussi les limites de l’approche foucaldienne.

1° L’analyse des différents moyens par lesquels le pouvoir affecte la vie quotidienne, investit les corps tant au plan des personnes que de la population, permet de réfléchir aux changements d’attitudes imposés en période de pandémie et à la valeur de la préservation de la vie au sens biologique du terme Cf. Les débats et affrontements autour de ce qui est essentiel ou pas. Sans aller jusqu’à dénoncer comme Agamben le caractère totalitaire de mesures qui réduisent nos existences à la survie biologique, les analyses de Foucault incitent à regarder de plus près les conflits autour de ce qui fait de nous des vivants cf. H. Arendt produire, fabriquer et créer, agir.

17 Antoine Garapon, « Michel Foucault, visionnaire du droit contemporain », Raisons politiques, 2013/4 pp.39 à 49
18 Ibid. pp.70-71

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2° La mise en évidence de l’implication de savoirs relatifs à l’état de la population dans les technologies de pouvoir apparues au XVIIIème siècle conduit à interroger les rapports entre les instances scientifiques et les acteurs politiques. Beaucoup n’ont pas supporté les incertitudes exprimées par les scientifiques, pour beaucoup aussi les chiffres officiels de la pandémie gardaient un caractère abstrait au vu de leur expérience singulière. La tragédie de la pandémie mondiale questionne nos rapports à la science (le défilé d’experts dans les medias, les fake news, les réticences vis-à-vis des vaccins...). Et dans la mesure où les mesures sanitaires réduisent les libertés individuelles pour préserver la santé de la population cela pose sur le plan politique une question que formule Annie Cot : « Comment articuler le registre du corps de citoyens libres et celui du corps collectif de la population ? En l’occurrence comment articuler la liberté de chacun avec les décisions qui s’imposent à l’espèce toute entière ? »19 Notons et nous y reviendrons au quatrième point la disparition de la figure du citoyen dans les analyses des formes contemporaines de gouvernementalité.

3° Michel Foucault remarque l’existence de crises de la gouvernementalité. La pandémie traduit-elle le retour de la souveraineté politique, le retour d’une autorité de l’Etat parallèle au retour du tragique de la mort dans un monde mondialisé où l’économie faisait la loi ou cette pandémie n’a-t-elle qu’accentué et révélé une crise latente du libéralisme dont Foucault avait su pointer les prémices ? Et en quoi cette crise ouvre-t- elle des perspectives pour l’avenir ? cf. le quoi qu’il en coûte qui tempère les critiques relatives au coût excessif des services publics.

4° La tension perçue par Foucault « entre deux régimes de pouvoir qui doivent coexister dans la société capitaliste : le régime de contrôle hétéronome des individus productifs20 et le régime de liberté des échanges, qui suppose une autonomie individuelle »21 suggère de parler d’un renforcement des premiers au détriment des seconds, la crise sanitaire remettant au premier plan les contraintes de l’Etat. De plus considérant la multiplicité des relations de pouvoir qui orientent la conduite des individus, Foucault raisonne plutôt en termes de résistance individuelle aux effets de ces relations sur notre existence quotidienne. Quelle place alors dans la recherche d’équilibre équilibre entre sécurité et liberté, pour les institutions, les organisations, les associations qui développent de nouvelles pratiques de solidarité et qui sont engagées dans des luttes sociales porteuses de revendications collectives ?22

La perspective de Foucault qui met l’accent sur les modalités du pouvoir et les différents points où il s’exerce, ignorant les thématiques relatives à la légitimité du pouvoir, ne prend pas en compte la question de la participation démocratique, en l’occurrence dans

19 Tribune dans Le Monde du 20 avril 2020
20 Dans le contexte de sécurité sanitaire, on pourrait dire : contrôle pour rendre les citoyens disciplinés
21 Christian Laval, op. cit., p. 43
22 Cf. ce constat de Jean Clade Monod : « nous avons bien observé, au cours de ces dernières décennies, comment le principe de l’utilité l’emportait sur la voie de la souveraineté, mais au point de créer un sentiment profond de dépossession, pour les peuples, de leur capacité à décider des orientations économiques de leur gouvernement »,op. cit., p.100

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les circonstances actuelles le contrôle démocratique de la politique sanitaire23. Cette question de la légitimité des choix entre sécurité et liberté dans les mesures sanitaires ne garde-t-elle pas toute sa pertinence ? (transparence, débats, contrôle...) Les individus ne sont pas seulement des éléments d’une population, définis en fonction de variables comme l’âge, la morbidité..., ils sont aussi des citoyens qui dans un régime démocratique doivent être éclairés et associés aux décisions. Et leurs attitudes de peur ou de confiance ne concernent pas que le plan sanitaire, elle traverse tout le champ social. Le jeu entre sécurité et liberté ne relève pas simplement d’un calcul bénéfice/risque mais d’une défense et d’une préservation des droits.

5° Voir dans les individus comme de simples composantes d’une population occulte la question des inégalités. La normalisation des comportements ne s’effectue pas de la même manière selon la position sociale des individus. Les contraintes auxquelles sont soumis ceux qui assurent en première lignes les services à la population ou ceux qui vivent dans des logements exigus sans équipement informatique ne sont pas de même type que les cadres incités au télétravail. Foucault a identifié des formes différentes d’exercice de pouvoir (police contraignante/normalisation incitative), des sociologues aujourd’hui étudient les cibles de ces formes de pouvoir au prisme des inégalités sociales et leurs études conduisent à introduire dans la balance entre sécurité et liberté, la question de la justice, point aveugle des logiques néolibérales qui voient dans les services publics, un coût plutôt qu’une assurance de sécurité.

23 La sous-estimation par Foucault de la perspective juridique de la légitimité démocratique est un point sur lequel insiste Jean-Claude Monod dans son livre L’art de ne pas être trop gouverné Seuil 2019

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