Cercle Condorcet de la Savoie
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Écologie et millénarisme 

  • Le 27/09/2019
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Un article proposé par Jean Verlucco

Atlantico : Dans un entretien accordé récemment à BFM TV, l'ancien ministre de l'environnement Yves Cochet présentait sa nouvelle maison de campagne dans laquelle il s'est installé récemment pour faire face à "l'épuisement des ressources naturelles" que le monde connaîtra d'ici vingt ans. Pour l'homme politique, cet effondrement est inévitable et beaucoup plus proche qu'on ne le croit. Si l'urgence écologiste est un vrai sujet de préoccupation, cette tendance catastrophiste de l'écologie qui oscille entre le survivalisme et la collapsologie ne puise-t-elle pas dans la tradition millénariste ?

Olivier Roy : le millénarisme, qui annonce la fin des temps pour entrer dans le temps du jugement dernier, c’est-à-dire le temps du salut, est présent dès le nouveau Testament. Depuis, on oscille entre deux temporalités : celle de l’imminence de la fin des temps qu’il faut aborder « toutes affaires cessantes », et au contraire celle du report indéfini, celle de la longue attente où il faut alors gérer les « affaires courantes », le quotidien, la politique politicienne, bref la société afin de ne pas tomber dans la loi de la jungle : c’est ce que dit l’apôtre Paul à propos du « katechon », ce « truc » qui empêche ou retarde le retour du Christ. Donc il y a les moments de l’urgence « les temps sont proches ! » du Prophète illuminé qui harcèle Tintin dans« l’Etoile Mystérieuse », et les moments de stabilité. On a donc dans l’histoire des bouffées récurrentes de millénarisme et l’annonce d’une apocalypse écologique en fait partie. Bien sûr cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’urgence, mais cela entraîne une certaine posture.

Car la deuxième dimension du millénarisme, après l’idée de fin des temps, c’est la question du salut. Qui survivra à l’apocalypse ? Le survivalisme c’est la version séculière du salut. Et le salut est réservé bien sûr à une petite minorité, ceux qui auront su veiller la nuit, ceux qui se seront préparés, ceux qui se seront retirés à temps du vieux monde qui s’effondre sous nos yeux. Pour moi la dimension religieuse est moins dans l’annonce d’une catastrophe écologique (qui risque bien d’arriver) que dans cette quête du salut individuel, de la constitution d’une nouvelle « communauté des saints ».

Yves Michaud Le millénarisme n’est rien de nouveau. Il est au cœur des religions messianiques, que ce soit le judaïsme ou le christianisme. Pensez seulement à L’Apocalypse de Jean qui fait partie intégrante du Nouveau Testament. Avec le retour du Messie, vient la fin des temps accompagnée du jugement dernier des hommes. Les catastrophes naturelles, éruptions, tremblements de terre, raz de marée, les inondations, le déluge, les grandes famines en sont les signes annonciateurs. On peutdonc parler d’un millénarisme écologiste dès la Bible. Il faut dire aussi que la mesure des temps historiques et géologiques est restée longtemps rudimentaire et que la fin des temps pouvait arriver...demain. Newton estime à 4000 ans l’âge de la terre et Buffon à 74000… C’est seulement au cours du XVIIIème siècle que naît la géologie et que les estimations passent progressivement aux millions d’années et encore plus tardivement aux 4,5 milliards actuels. Au fil de ces approfondissements, nous nous sommes habitués à une sorte d’éternité – tout en sachant mieux que cette éternité a été jalonnée de catastrophes, de dérive des continents, d’évolution des espèces, de phases énormes extinctions aussi.

L'égérie écologiste Greta Thunberg a déclaré récemment que le syndrome d'Asperger dont elle est atteinte lui donnait la capacité de reconnaître les mensonges à propos de l'environnement, et lui permettait de penser en dehors du système. La dimension prophétique du catastrophisme n'est-elle pas porteuse d'une forme de nouvelle téléologie – doctrine des causes finales – là encore très emprunte de religiosité ? A quel point celle-ci imprègne-t-elle notre société ?

Olivier RoyIl y a bien une dimension « prophétique » chez Greta Thunberg comme si son statut de quasi-enfant et d’Asperger renforçait la vérité de sa parole (car encore une fois je ne conteste pas la nécessité de l’alerte mais je constate la forme religieuse de son énonciation et de sa réception). Incidemment, mais c’est une question plus vaste, l’autisme (qu’on décline désormais sous le nom du « spectre de l’autisme ») occupe aujourd’hui une place importante dans les media, comme s’il était désormais le symptôme d’un malaise social et pas une pathologie individuelle ou familiale (ce qui était le cas tant qu’il était étudié par la psychanalyse). Or un des éléments importants des symptômes que l’on classe dans cette rubrique c’est la difficulté de saisir le sens implicite dans les relations à l’autre (non-dits, sentiments, allusions) et la recherche d’une formulation explicite et non ambivalente dans une vie quotidienne normée et balisée. Dire le vrai et énoncer la norme sans concession. C’est bien ici une posture prophétique. Et je pense que cette réhabilitation de l’autisme est liée justement au processus de déculturation généralisée qu’entraîne la globalisation, c’est-à-dire à la crise d’un implicite partagé et à la quête d’un système de normativité explicite que l’on trouve aujourd’hui dans les domaines les plus variés, du fondamentalisme religieux à la sexualité.

Yves MichaudIl n’y a rien d’absurde à admettre que certains troubles psychiques entraînent des modifications de la sensibilité et des capacités perceptives différentes. Si araignées et serpents anticipent les secousses sismiques, pourquoi l’autisme ne rendrait-il pas sensible à l’apocalypse ? Le millénarisme a toujours été lié au prophétisme. Le prophète dénonce les péchés des humains, annonce la fin des temps et la venue du messie. Maintenant, si c’est sous les traits de Cochet, de Hulot ou de Bové et pour prophétiser sur BFM TV, ou sur tweeter, ça me paraît plus drôle que messianique – ou alors au sens des prêcheurs télé aux USA. De toute manière, dès qu’on parle de fin des temps, la religion est de la partie : « et nous, nous allons devenir quoi ? ».  C’est sauve qui peut la vie. Passe encore de mourir, au moins il y aura un autre monde !

Comment expliquer le succès de ce qu'on peut considérer comme un "néo-millénarisme" écologiste ?

Olivier Roy : Parce que le fond de l’air est apocalyptique. On constate le retour d’une dimension apocalyptique dans les religions, qui va de pair avec les formes fondamentalistes de religiosité. C’est clair chez les évangéliques américains (voir le film populaire dans les milieux chrétiens évangéliques « LeftBehind ») qui explique entre autres leur soutien à Israël par la connexion entre la reconstruction du Temple et le retour du Christ. C’est évident chez les salafistes, où se développent la théorie de la division de l’islam en 72 sectes dont une seule sera sauvée. C’est clair dans la « stratégie » de Daech, qui ne peut que se terminer dans un bain de sang et le suicide des « justes ». Ce n’est pas hasard que lors des attentats du Sri Lanka, le chef même de l’organisation s’est fait sauter lui aussi. Les suprémacistes blancs pensent aussi qu’il est quasiment trop tard.

L’Eglise catholique elle échappe à cette dimension apocalyptique, parce qu’elle refuse de rompre avec l’idée même de culture. L’encyclique « Laudate Si » est le contraire d’une vision apocalyptique, car il suppose que la solidarité humaine peut sauver la planète.

Yves Michaud : Trois facteurs me semblent aujourd’hui ressusciter (c’est le cas de le dire!) le millénarisme de toujours.

D’abord l’ignorance populaire qui va paradoxalement de pair avec les progrès des sciences. Le commun des mortels ne les saisit que par bribes et surtout par le buzz des médias et des informations sensationnelles. Beaucoup de gens ne savent pas ou ne veulent pas savoir qu’il y a déjà eu des extinctions massives d’espèces et des catastrophes écologiques gigantesques (impacts d’astéroïdes géants). Alors ils tremblent de peur à la disparition des abeilles tout en achetant des tonnes de miel made by Montebourg. Ils s’émeuvent de la disparition d’un hanneton ou d’une plante endémique tout en faisant joyeusement du tourisme responsable au Népal...

Ensuite nous vivons encore sur l’idée de la toute puissance du progrès technique – qui est plus que jamais réelle dans de nombreux secteurs - voyez les fantastiques progrès de la médecine et l’allongement de la vie et bientôt la reprise de la conquête spatiale ! -,  tout en en percevant certaines limites : les pollutions de toutes sortes,la consommation effrénée, l’exploitation des ressources. L’écologiste en trottinette électrique  ne veut pas trop savoir d’où viennent les composants de sa batterie ni comment on les recyclera ensuite, mais il commence à se poser des questions. Le prophète du blockchain élude la question de la consommation d’électricité des fermes de serveurs du cloud computationnel, mais il sait qu’il est de mauvaise foi.

Enfin, il y a l’irruption, encore mal perçue mais plus encore occultée pour des raisons à la fois d’impuissance et de culpabilité, du facteur démographique.  1 milliard d’êtres humains en 1900 et plus de 7,5 aujourd’hui. Alors la peur de l’apocalypse revient. Elle a été anticipée depuis longtemps par la Science Fiction : LeMeilleur des mondes de Huxley fut écrit dans le délicieux petit port qu’était encore Sanary s/mer... en 1931. Le projet soviétique de conquête de l’espace est né dans les années….1926. Le film de Ridley Scott de 1982 Blade Runner est inspiré d’un livre de Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? paru en 1968…

Très franchement, je ne sais pas qu’en penser. Apocalypse ? Oui ou non ?

Nous savons que des civilisations se sont effondrées – parfois très vite comme l’a montré Jared Diamond dans son livre Effondrement. Parfois très lentement comme ce fut le cas pour l’Empire romain dont personne ne s’aperçut pendant les trois ou quatre siècles que dura sa chute.  Peu de gens savent qu’à la fin du XVIIIème siècle, de savants théologiens qui étaient aussi des scientifiques comme Joseph Priestley étaient à la recherche d’un gaz anti-méphitique (ce fut l’oxygène). Fervents croyants en la résurrection des morts qui doit précéder le jugement dernier et millénaristes convaincus,  ils se disaient que cette résurrection allait faire vraiment beaucoup de monde sur une terre sur peuplée de morts-vivants qui la rendraient pestilentielle. Ce qui nous valut, entre parenthèse agréable, la découverte de l’eau gazeuse pour mettre dans nos whisky…

Il est certain que le réchauffement climatique engendrera sinon des catastrophes, au moins de grands changements. Il est certain que les pollutions auront des effets ravageurs mais à quelle vitesse et de quelle manière ? Se souvenir de Priestley devrait nous faire penser que le pire est toujours sur et qu’en même temps il n’arrive pas de la manière qu’on craignait. La résurrection des morts, on l’attend toujours, mais la boucherie de la première guerre mondiale et Auschwitz sont, eux, bien arrivés.

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