Cercle Condorcet de la Savoie
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L'économie collaborative

  • Le 20/04/2018
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L'économie collaborative,néolibéralisme ou innovation sociale et solidaire ?

Texte de la conférence de Philippe Frémeaux à Montmélian le 11 décembre 2017

 

L'économie collaborative fait la une des journaux et envahit notre quotidien. Vente par internet, échange d'appartements, auto partage, échange de services, taxi en ligne... qui n'a pas un jour utilisé un de ces services ?

Mais qui en tire profit ? Les utilisateurs ou le sociétés et les associations qui les gèrent ?

Au fond la question posée qui nous posée est : l’économie peut-elle être réellement collaborative sans être sociale et solidaire ?

1 - Constat sur la situation : il existe différentes formes d’économie collaborative

Le concept d’économie collaborative est aujourd’hui largement associée à la révolution numérique et notamment   au développement de plate–formes numériques  qui permettent une mise en relation aisée d’une multitude d’offreurs et de consommateurs qui peuvent échanger ou offrir un produit ou des services dans le domaine du logement, de la mobilité, de la location d’équipements. 

On peut ainsi définir l’économie collaborative avec Rachel Bostman comme : « un système économique constitué de réseaux décentralisés et de places de marché qui dégagent de la valeur d’actifs sous-utilisés par la mise en relation de leurs propriétaires avec ceux qui en ont besoin, contournant les intermédiaires traditionnels ». D’où l’appellation d’économie du partage – share economy - couramment employée qui fait référence à l’utilisation en commun d’équipements, covoiturage (Blablacar), autopartage, (Drivy), échanges de maison (trocmaison, homeforexchange, ou location de très courte durée (AirBnB), etc..  Certains de ces offres rentrent également dans le champ de ce qu’on désigne comme économie de la fonctionnalité, qui consiste à vendre l’usage d’un bien plutôt que sa possession.

Mais on range également dans l’économie collaborative des offres de services via des plate-formes numériques où le prestataire du service est un professionnel qui a pour activité principale d’assurer le service intermédié par la plate-forme et qui s’est acheté un équipement essentiellement à cette fin. C’est le cas notamment des chauffeurs d’Uber et de ses concurrents (Chauffeur privé, LeCab, etc.).  Uber sur ce point diffère fortement d’un Blablacar.  Uber contourne la réglementation pour offrir un service efficace de taxi en employant des personnes placées de facto sous sa dépendance et qui ont acheté une voiture qui est entièrement dévolue au service rendu.

Cette forme d’activité, qui, à mes yeux, n’a rien de collaborative, est d’abord un enjeu en termes d’évolution du marché du travail. Elle s’inscrit dans un contexte marqué par une remise en cause des formes du salariat classique. J’aimerai donc tout d’abord développer ce point.

Rappelons tout d’abord pourquoi les employeurs ont historiquement rassemblé les travailleurs dans un même lieu.

Dans le proto-capitalisme, le tissage et le filage se font à la maison, de multiples productions artisanales également. Les marchands dominent les producteurs, à qui ils fournissent les matières premières, et disposaient d’un monopole d’achat sur le produit du travail des travailleurs à domicile, fort de leur maîtrise des marchés finals.  

Pourquoi alors a-t-on réunit les travailleurs sous un même toit ? D’abord pour mieux les contrôler : allonger le temps de travail (sur la journée, mais aussi sur la semaine), s’assurer de la qualité de la production et éviter les malfaçons.  La réunion des travailleurs permet ensuite d’établir une division du travail décrite par Adam Smith dans sa manufacture d’épingles, d’allonger les séries et dégager des économies d’échelle.

Elle va déboucher progressivement sur une mécanisation qui sépare le travail d’exécution du travail de conception du produit d’une part et de conception et d’organisation du processus de production d’autre part. Cette dépossession déqualifie les travailleurs, et vient objectiver le pouvoir patronal, qu’il soit exercé par les managers ou les hiérarchies intermédiaires. Le rapport salarial inégal a succédé au rapport marchand inégal. Le patron industriel succède au marchand comme figure dominante de l’économie ainsi que l’analyse Marx dans le livre 1 du Capital. La même division du travail s’établit ensuite progressivement dans l’univers du bureau avec des conséquences voisines.

Or, aujourd’hui, on observe une manière de retour en arrière…

Le travail, dans l’entreprise née de la révolution industrielle, a fonctionné comme le théâtre classique avec la règle des trois unités : de lieu, de temps et d’action. Tout cela n’a pas disparu, tant s’en faut, mais est clairement affaibli désormais : la croissance des emplois de services affaiblit la logique industrielle classique fondée sur la division du travail même si un nombre croissant d’entre eux sont industrialisés. 

La révolution numérique vient transformer l’organisation du travail, mais aussi sa nature, dans de multiples activités. Un nombre croissant de tâches peut être effectuées par les travailleurs de manière autonome, en puisant dans un stock d’information distribuée, accessible à tous. Une autonomie d’autant plus grande que les salariés disposent en moyenne d’un niveau de qualification plus élevé.

Cette évolution a pu être constatée au sein des entreprises depuis désormais quelques décennies, avec l’apparition des systèmes d’information moderne associant informatique personnelle et serveurs.

Cela s’étend aujourd’hui à  l’échelle de la société toute entière, avec l’internet, les réseaux sociaux, le cloud, et la maîtrise par tous, travailleurs et consommateurs, des outils numériques : mobile, tablette, applications diverses et logiciels bureautiques de base.

Ces transformations rendent possibles dans toute une série d’activité un retour à un travail à la tâche. Ce qui pouvait préexister pour certaines professions (professionnels du spectacle, journalistes, consultants, informaticiens), s’étend pour ces mêmes professions et s’étend à d’autres, dès lors qu’on peut accéder via le net, à toutes les ressources informationnelles nécessaires à une activité.  Plus besoin du coup d’imposer une relation salariale pour les employeurs, et il devient préférable de lui substituer une logique d’achat de prestation régie par un contrat commercial « d’égal à égal ».

Le numérique rend aussi possible l’essor de nouvelles formes d’emplois qui rompe avec l’unité de lieu et de temps (télétravail, achats de prestations de traduction à l’international, etc.).

Cette évolution est en partie contrainte, mais répond aussi aux aspirations à l’autonomie de certains jeunes, aspirations à l’autonomie d’autant plus forte qu’elle s’appuie aussi sur le socle de protections acquis grâce aux luttes collectives d’hier.  Cela dit, il ne faut pas surestimer cette aspiration. Nombre de jeunes prennent aussi leurs réalités pour leurs désirs et acceptent un travail indépendant faute de mieux.

On observe donc, en accompagnement de ces transformations économiques, l’émergence d’un cadre juridique nouveau qui vient se substituer au contrat de travail classique – sociétés unipersonnelles, micro entrepreneur - mais qui peut masquer des situations de subordination réelle (autorité, client unique, etc.) sans qu’y soient associées les garanties liées au statut de salarié.  D’où l’apparition d’un nouveau concept : l’uberisation du marché du travail, pour parler de la multiplication des faux indépendants.

On a donc l’apparition de nouveaux acteurs qui jouent de leur capacité à mettre en relation demandeurs et offreurs de services efficacement, et en se rémunérant au passage. Ces nouveaux acteurs qui tirent profit de leur activité d’intermédiation entre des producteurs et des consommateurs isolés, réintroduisent à leur manière le pouvoir des marchands disparu avec l’essor du capitalisme industriel. Le chauffeur d’Uber est au fond dans une situation voisine de la fileuse anglaise de la fin du XVIIIème siècle.

Il ne faut pas ici considérer que cette évolution signe la mort du salariat : le salariat résiste bien parce que c’est aussi l’intérêt des employeurs. Ainsi, aux Etats-Unis, terre de la libre entreprise, la part des salariés dans la population active s’élève à 90.5 %, selon les dernières statistiques du BLS !  Et sur les 1,4 millions d’auto-entrepreneurs, 400 000 n’ont jamais rien déclaré, et nombre d’entre eux ont déjà un autre emploi : profs qui donnent quelques cours, policiers qui repeignent votre cuisine.

Pour en revenir au risque d’uberisation, disons que tout l’enjeu au final alors de savoir si la plate-forme est un serviteur ou devient le maître des producteurs. A cela s’ajoute l’enjeu que constitue le contrôle des données des utilisateurs.

 2 - La logique historique de l’ESS

Dans ce nouveau contexte, l’enjeu pour l’ESS est d’instituer des solutions collaboratives qui prennent la forme de collaboration horizontale et non pyramidale, d’économie du partage, non seulement au sens de la fonctionnalité, mais du juste partage du pouvoir, du contrôle, et de la valeur ajoutée… en appliquant ses principes fondateurs : non lucrativité, objet social défini par ses membres, gestion démocratique ou associant les différentes parties prenantes…

A priori, cela ne devrait pas être difficile  puisqu’une grande partie de L’ESS est d’essence collaborative notamment dans les coopératives et les mutuelles et dans une partie des associations.

C’est le cas des coopératives de producteurs, qui se sont rassemblés pour produire ensemble (fruitières de Comté), des coopératives de consommateurs, des mutuelles permettant de rendre un service à tous en se regroupant (SSM, MAIF, Banques coopératives).

La coopération, le mutuellisme, l’associativisme ont ainsi permis historiquement d’équilibrer la puissance du capital en lui opposant le pouvoir du nombre. Des collectivités – professionnelle, territoriale – en s’appuyant sur le lien existant entre leurs différents membres fondé sur une communauté d’intérêts, une histoire commune, une culture commune, ont su développer des relations fondées sur la confiance mutuelle plutôt que sur la loi du marché.

Aujourd’hui, toute une partie de l’économie collaborative fait déjà de l’ESS sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose : Wikipédia, Communautés du logiciels libres, Mooc collaboratifs, fablabs et autres hackerspaces. La gratuité domine dans ces offres fondée sur la mise à disposition de tous,  de savoirs, de compétences et d’équipements mutualisés et gérés de manière (plus ou moins) démocratique.  De même, certaines offres dans le domaine du logement suivent une logique non lucrative :  GuestToGuest dans l’échange de maison, sachant que Couchsurfing n’a pas réussi à dégager un modèle viable et s’est vu évincer par AirBnB…

Parallèlement, de multiples initiatives collaboratives se revendiquent comme appartenant à l’ESS. Certaines sont directement concurrentes de l’offre des plate-formes capitalistes, d’autres offrent des solutions dans des domaines plus spécifiques. Certains utilisent l’outil numérique pour faciliter la mise en relation, d’autres non.  Certaines facilitent la relation entre producteurs et consommateurs, d’autres organisent le partage d’un bien dans une logique d’économie de fonctionnalité avec souvent une pluralité d’objectifs à la fois économiques, sociaux et  environnementaux : alimentation avec les AMAP (et les sites dédiés de mise en rapport de producteurs et de consommateurs comme le Courcircuit à Hazebrouck ou encore La Ruche qui dit oui, même si son appartenance à l’ESS est controversée…),  accès à la mobilité (covoiturage-libre.fr, Citiz.coop, qui regroupe des coopératives locales de location de voiture en milieu urbain), au logement, à l’énergie (SCIC d’exploitation d’éoliennes ou de biomasse à Béganne ou dans le Mené), ressourceries, recycleries et fablabs associatifs, selfgarages solidaires, formation collaborative, habitat coopératif. On voit aussi se développer des structures financières, monétaires ou cryptomonétaires servant de support à ces solutions : crowdfunding en capital ou en dons (Hello Asso), systèmes d’échanges locaux, Accorderies, monnaies locales et complémentaires. Enfin, on voit émerger des solutions associatives qui s’efforcent de concurrencer les plate-formes dominantes afin d’offrir un meilleur partage de la valeur ajoutée à leurs membres (fairbooking pour la réservation hotelière).

 

 

 3 - Que faire ?

On ne peut s’opposer au développement des plate-formes pyramidales qui répondent à de vrais besoins. Il ne faut d’ailleurs pas minimiser leur apport : on sous-estime toujours l’importance et l’apport des intermédiaires et leur pouvoir de disruption créatrice ! Le succès d’Uber n’est pas seulement lié aux prix pratiqués, mais par le fait que ce service a répondu à une demande jusque là non ou mal satisfaite. En revanche, il faut les réglementer :

- pour créer des conditions de concurrence équitable entre plate-formes (fiscalité similaire pour tous les offreurs en luttant contre les délocalisations fiscales),

- pour leur imposer de respecter les règles démocratiques (transparence sur l’usage des données),

- pour qu’elles respectent les droits de leurs collaborateurs (liberté pour ceux-ci de travailler pour plusieurs plate-formes et donc de les mettre en concurrence, droit à une protection collective cofinancée par le donneur d’ordre).

- pour que ceux qui les utilisent pour vendre un service respectent eux aussi les régles fiscales et sociales (AirBnB).

On constatera d’ailleurs que lorsque ces plate-formes ne jouent plus en free rider sur le système fiscal et social, leur rentabilité chute…

Mais il ne suffit pas de réglementer. L’ESS doit être capable de développer en parallèle une offre coopérative de mise en relation où pouvoir et VA sont partagées, en concurrence des plate-formes capitalistes.

Les conditions de la concurrence sont complexes : on observe ainsi une formation de quasi-monopoles, avec une logique winner takes all. Google, Booking, Blablacar, Le bon coin…  avec une logique de monopole naturel propre au réseau. Dans le même temps, il y a une vraie demande sociale pour de la diversité, et une baisse continue des barrières à l’entrée technologique et commerciale, aussi longtemps que le web est accessible à tous…

Mais la création de solutions collaboratives sociales et solidaires suppose que soient remplies deux conditions :

  • Créer des collectifs sur une base professionnelle, sur une base de partage de valeurs, sur une base territoriale.Surce dernier plan,les collectivités locales peuvent jouer un rôle structurant (Barcelone). On observe déjà l’émergence de nombreuses SCIC. Et le réseau Citiz ne pourrait se développer sans l’appui des collectivités.
  • Développer des plate-formes collaboratives en open source afin que ces collectifs puissent disposer aisément des outils numériques permettant de soutenir leur développement (ex : Coopcycle pour les livreurs à vélo).
  • Disposer des financements longs permettant d’accompagner les initiatives qui propose une gouvenance est partagée et une VA équitablement répartie. L’ESS a des outils de financement, elles compte de grandes entreprises qui gèrent des sortes de « communs » dans la santé, l’assurance et qui disposent d’importantes réserves.Mais il faudrait que ces moyens soient investis dans ces initiatives. Le Fonds Coopventure porté par les SCOP va dans ce sens.(Exemple de la Maif qui investit dans des entreprises « conventionnelles » mais sur lesquelles elle exerce un contrôle partiel)
  • La difficulté vient du frein historique que constitue la résistance à la diversification propre aux structures ESS.
  • Enfin, on peut accompagner les évolutions en cours en inventant de nouvelle formes de mutualisation permettant d’assurer une protection à des travailleurs indépendants ou multiemployeurs (smartbe).

 

 4 - Conclusion en guise de paradoxe

 

Les défis que pose l’émergence de l’économie collaborative font écho aux contradictions auxquelles l’ESS est elle-même confrontée.

 

  • Exemple des coop agricoles qui dominent leurs producteurs, travailleurs « indépendants » qui s’auto-exploitent. Finalement, même problème qu’entre Uber et ses chauffeurs…
  • Observons également qu’une partie de l’ESS se console parfois de l’affaiblissement du salariat, parce qu’elle tire une partie de sa légitimité des béquilles qu’elle offre aux victimes du chômage de masse, que ce soit par l’IAE, par l’offre de micro-crédit qu’elle propose aux chômeurs créateurs de micro-entreprises ou via le développement des CAE (où les revenus ne sont pas forcément plus élevés que ceux d’un chauffeur d’Uber).

 

Ouvrir la réflexion sur l’économie collaborative coopérative, c’est donc aussi une manière d’interpeller l’ESS, de s’interroger sur sa capacité de répondre aux nouveaux enjeux tout en étant fidèle à ses valeurs : gestion démocratique, objet social répondant à des besoins sociaux définis et contrôlés par ses membres, partage de la valeur entre les parties prenantes.

Conférence ESS et économie collaborative.

Montmélian, le 11 décembre 2017 : un partenariat entre la MAIF et le cercle Condorcet de la Savoie

Par Philippe Frémeaux, éditorialiste à Alternatives Economiques, président de l’Institut Veblen - http://www.alternatives-economiques.fr

Derniers ouvrages parus :

Après Macron. Les Petits Matins. Janvier 2018

La nouvelle alternative ? Enquête sur l’économie sociale et solidaire. Les Petits Matins. Septembre 2015. Quatrième édition.

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