Cercle Condorcet de la Savoie
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« Les règles du conflit en démocratie ne sont plus respectées »

  • Le 27/09/2019
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Pour la sociologue Isabelle Sommier, les « dynamiques des manifestations » ont changé : des individus méfiants envers tout système font face à des policiers surarmés.

Propos recueillis par Luc Cédelle

Entretien. Isabelle Sommier, spécialiste des mouvements sociaux et de la violence politique, est professeure de sociologie politique à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, et chercheuse au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS, Paris-I, EHESS). Elle est l’auteure de nombreux ouvrages dont La Violence des marges politiques des années 1980 à nos jours, en codirection avec Nicolas Lebourg (Riveneuve, 2017), et Changer le monde, changer sa vie, enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France, en codirection avec Olivier Fillieule, Sophie Béroud, Camille Masclet et le collectif Sombrero (Actes Sud, 2018).

La

L’année écoulée a été celle d’une banalisation de la violence de rue en France. A la violence physique s’est ajoutée celle des propos, verbaux ou écrits. Cette situation, nouvelle, vous paraît-elle conjoncturelle ou appelée à s’installer ?

Elle n’est pas vraiment nouvelle. Je dirais qu’elle remonte au moins à 2016, avec les manifestations contre la loi travail. Sans faire de prédictions, j’aurais tendance à penser qu’elle est appelée à perdurer, en raison de plusieurs phénomènes de temporalités très différentes, que la séquence 2016- 2018 a mis en lumière.

On peut noter deux éléments communs entre 2016 et le mouvement des « gilets jaunes », commencé à l’automne 2018. D’une part, il s’agit, dans un cas comme dans l’autre, de conflits longs, âpres, avec de faibles chances de succès, une donnée intégrée par les manifestants. Or, la désespérance et la tentation de la violence sont liées. Ce sont des conflits qui témoignent d’une rupture profonde avec le pouvoir, déjà présente sous la présidence de François Hollande et aggravée sous celle d’Emmanuel Macron. Le deuxième ingrédient commun est une composante violente, conséquence à la fois de manifestations sans cesse moins encadrées et d’une forte répression policière, exacerbée à partir de 2018.

Les « gilets jaunes » ont pourtant assez vite obtenu des succès marquants, avec l’annulation de la hausse sur la taxe carbone, puis un train de mesures à hauteur de 17 milliards...

Les 17 milliards ne sont arrivés qu’en décembre alors que s’était déjà développé sur les ronds- points un processus de politisation absolument essentiel, marqué par la prolifération de revendications de tous ordres, qui renvoyaient à la fois à l’exigence de justice économique et au mode de fonctionnement démocratique. Il faut bien réaliser que, par rapport à 2016, s’est produit avec les « gilets jaunes » un changement d’échelle. C’est à bien des égards un mouvement inouï. A la différence des précédents et pour la première fois depuis des décennies, ses participants appartiennent, sociologiquement parlant, aux classes populaires et moyennes inférieures. Au lieu des manifestants habituels – étudiants ou fonctionnaires – apparaissent au premier plan des groupes qui rejettent tous les corps intermédiaires.

« La répression et les violences policières sont réelles. Elles posent évidemment la question de l’évaluation de cette violence, qui semble plus intense aujourd’hui qu’en 1968»

Du fait même de sa composition, ce mouvement est l’expression de trois fractures simultanées. La première est socio-économique. Nous avons affaire à des gens qui travaillent et qui n’en sont pas moins précarisés. L’enquête sociologique conduite par l’équipe du laboratoire Pacte, à Grenoble, a montré qu’ils présentaient un taux de précarité très élevé, non seulement dans le rapport à l’emploi, mais aussi au logement, à la santé, etc.

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La fracture est aussi politique : ses participants n’attendent rien du champ politique, dont ils sont durablement éloignés, y compris vis-à-vis des organisations de gauche, syndicats ou partis. Beaucoup sont abstentionnistes, et seulement 4 %, selon la même enquête, ont voté pour Emmanuel Macron à la présidentielle.

Ce qui renvoie à la troisième fracture, qui est morale et symbolique – on ne doit pas sous-estimer le poids des symboles dans le fonctionnement de tout régime, y compris démocratique. Ces catégories populaires se sont senties humiliées par une accumulation de petites phrases perçues comme méprisantes, depuis les « sans-dents » dont les aurait affublés François Hollande jusqu’aux multiples saillies d’Emmanuel Macron sur les « fainéants », les « gens qui ne sont rien », etc. Cela a marqué les esprits. Les erreurs de communication du président, avant et pendant le mouvement, et la lenteur des réactions politiques ont fait le reste pour accentuer cette fracture symbolique. Tout cela a nourri la violence.

Enfin, la répression du mouvement des « gilets jaunes », d’une intensité inédite, a joué un rôle déterminant, mais, là encore, cette répression, quoique moindre, était déjà présente en 2016 et dans un contexte, rappelons-le, d’état d’urgence...

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Peut-on réellement parler de répression lorsque l’initiative du déclenchement de la violence, que ce soit en 2016 ou dans le cadre des « gilets jaunes », n’est pas venue des forces de l’ordre ?

On peut tout à fait utiliser ce terme, de même que celui – n’en déplaise au chef de l’Etat et au ministre de l’intérieur – de « violences policières », sans pour autant aller jusqu’à dire comme certains que nous serions déjà arrivés au stade d’une dérive autoritaire de la démocratie. La répression et les violences policières qu’on a connues sont réelles. Elles posent évidemment la question de l’évaluation de cette violence, qui semble plus intense aujourd’hui qu’en 1968. Une grande différence, en tout cas, tient au niveau d’armement dont disposent actuellement les forces de l’ordre, avec des instruments d’une létalité supérieure, comme les lanceurs de balles de défense (LBD) et certains types de grenades.

Une autre différence importante, dont on avait déjà vu les prémices, mais qui est devenue particulièrement éclatante lors du mouvement des « gilets jaunes », est le recours à des forces non spécialisées dans le maintien de l’ordre comme les brigades anticriminalité (BAC). Leur utilisation a introduit un mode de gestion des foules auparavant « réservé » aux banlieues qui explique en partie les 24 personnes éborgnées et les 5 mains arrachées. Cela aussi a provoqué un choc moral chez des gens qui étaient pour beaucoup des primo-manifestants, sans expérience, ignorant les règles du genre.

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Les spécialistes soulignent que, par rapport aux autres pays d’Europe, nous avons la police la plus fortement armée. Au lieu de pratiquer, comme ailleurs, la mise à distance des manifestants, elle privilégie, à l’inverse, le contact, au risque de faire basculer dans la violence des manifestants qui n’étaient pas venus pour cela. C’est clairement ce qui s’est produit, avec des dynamiques de violence faisant que des gens ordinaires se retrouvent tout d’un coup à lancer des pavés.

Il y a eu peut-être aussi des problèmes de commandement des forces de l’ordre, ou, en tout cas, de coordination de forces. Enfin, il faut prendre en compte l’extrême longueur du conflit dans un contexte où les forces de l’ordre ont été mobilisées depuis des mois, avec la menace terroriste toujours en arrière-fond.

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La question du « cortège de tête », à la fois refuge et base de départ des éléments violents, ouvre celle du rôle de l’ultragauche... N’a-t-elle pas réussi une opération commencée en 2016, en jouant du cycle classique provocation- répression pour parvenir à réhabiliter la violence urbaine ?

Je ne nie pas du tout le rôle de l’ultragauche. C’est une mouvance qui a le vent en poupe et qui exerce une séduction sur une frange de la jeunesse, surtout étudiante et lycéenne, mais qui reste extrêmement minoritaire. On ne peut donc absolument pas expliquer ce qui s’est passé simplement en invoquant son rôle. D’autant que cette mouvance a connu un temps d’hésitation, avec des débats internes sur le thème « faut-il y aller ou pas ? », avant de se décider pour ne pas laisser le champ libre à l’ultradroite.

Il y a eu effectivement une concurrence pour capter le potentiel de révolte et politiser, avec un certain succès, une partie des « gilets jaunes » sur des thèmes anticapitalistes, en profitant du phénomène de radicalisation d’un mouvement de longue durée, confronté à la répression policière. Mais cela ne suffit pas à expliquer le tour émeutier des manifestations ; il faut s’attacher aux dynamiques des manifestations, entre forces de l’ordre et manifestants, aux effets d’entraînement et à la montée d’adrénaline dans l’action, à l’aspect parfois ludique pour certains du vertige de l’émeute.

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N’a-t-on pas assisté aussi, de la part d’une partie de la gauche (qui se réclame d’une vocation à gouverner), notamment dans les rangs de La France insoumise (LFI), à une grande compréhension, voire à certaines formes de légitimation, de la violence ?

N’exagérons pas cette légitimation. Il faut distinguer deux choses. D’une part la compréhension d’un mouvement social, d’autre part la question des conditions dans lesquelles il se radicalise. Jusqu’à une période récente, les mouvements politiques et sociaux respectaient les trois règles de l’institutionnalisation du conflit en démocratie : une organisation, avec des interlocuteurs identifiables, la reconnaissance de la légitimité de la cause de l’adversaire, des règles du jeu sur ce qui est ou non admissible, permettant un espace de négociation commun. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Le développement des « cortèges de tête » est éloquent à cet égard : on comptait environ 1 200

black blocs le 1er mai 2018 dans un cortège de tête d’environ 14 000 personnes, alors qu’un an auparavant ils n’étaient que 150 dans une foule de 800 personnes en avant de la manifestation. C’est cette croissance qu’il faut expliquer ; elle est le fait d’individus qui marquent leur défiance envers les modes classiques de mobilisation et les organisations qui les portent.

Ces organisations de gauche et d’extrême gauche sont en situation de décrochage vis-à-vis des catégories populaires. Elles savent, par exemple, qu’elles n’ont guère de prise dans les « quartiers » même si elles tentent depuis des années, en vain, de s’y faire un chemin, au prix, ou au risque, de favoriser une certaine ethnicisation des problèmes sociaux. Lorsqu’un mouvement comme celui des

« gilets jaunes » fait irruption sur la scène publique, cette gauche le perçoit comme miraculeux : enfin, ils arrivent ! Et si, en plus, ce mouvement, comme c’est le cas, est la cible d’une répression disproportionnée, il est tout à fait compréhensible qu’elles s’en déclarent solidaires.

Luc Cédelle

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