Cercle Condorcet de la Savoie
Cercle Condorcet de la Savoie

LETTRE OUVERTE A HAÏM KORSIA, Grand Rabbin de France

  • Le 10/02/2024
  • 0 commentaire

Auteur : Jean Glavany (lettre transmise par Michel Peisey)

Mon cher Haïm

Il y a bien longtemps, tu n’étais pas encore grand Rabbin de France mais Rabbin de l’Armée de l’Air - c’est comme cela que nous sommes connus grâce à mon père héros de la guerre contre le nazisme- tu as servi de guide à un groupe autour de plusieurs parlementaires, pour visiter le camp d’Auschwitz. A la fin de la visite, dans la nuit noire et un froid glacial accentué par le vent qui balayait la plaine polonaise, au fond du camp, tu nous a invité à une cérémonie de recueillement lors de laquelle nous avons déposé des bougies du souvenir à même le sol. A un moment, tu as dit « je voudrais demander à Jean de déposer une bougie à la Laïcité » et je me suis exécuté, ému, bouleversé même. Et c’est en pensant à ce moment qui a marqué ma vie que je veux m’adresser à toi pour répondre à ton interview paru dans Libération samedi au sujet de l’invraisemblable cérémonie qui a eu lieu à l’Elysée vendredi dernier. Je le fais au nom de notre amitié qui impose qu’on se parle franchement et au titre d’une certaine conception du dialogue républicain qui impose respect et mesure, courage de la nuance, refus de la polémique.

 

En commençant par ce point de contexte dont, tu le comprendras, je ne fais pas le point central de mon argumentation. Mais à Auschwitz, nous n’étions ni le jour de la fête d’Hanouka ni à l’Élysée et, je n’étais pas le Président de la République française, incarnation de l’unité de la Nation. Mais ce contexte est loin d’être neutre mon cher Haïm.

Tu nous expliques qu’il ne s’agissait pas d’une cérémonie religieuse mais d’une remise d’un prix de la lutte contre l’antisémitisme. Je reconnais bien là ton intelligence didactique. Mais c’est bien toi qui a invoqué la fête de l’Hanouka et qui a chanté avec d’autres un chant religieux juif non ? Donc, je t’en prie, pas d’argutie de ce type entre nous. Quant à la lutte contre l’antisémitisme, qui nous réunit sans faille tu le sais bien, je voudrais te démontrer qu’elle a été bien mal servie par cet épisode. Je pense même qu’elle l’a alimenté. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle a cautionné l’idée que les juifs disposaient en France d’un privilège particulier qui n’est pas octroyé à tout le monde ...
D’ailleurs quand tu ajoutes « on n’était pas dans une école où les consciences doivent être protégées mais à l’Élysée ! » tu aggraves ton cas : d’abord parce que tu oublies que la Présidence de la République devrait être la vitrine de la neutralité de l’Etat ( tu veux que je te rappelle les propos de de Gaulle rappelant à son neveu prêtre cette ardente obligation ?) mais surtout comment imagines-tu que nos enseignants vont faire appliquer la loi de 2004 sur le port des signes religieux à l’école quand des petits français, musulmans ou pas, leur répondront « mais on nous demande une stricte neutralité et le Président, lui, nous donne l’exemple contraire « ?

Là où je veux en venir, mon cher Haïm, c’est à la sagesse politique qui doit toujours nous amener à regarder plus loin et se poser la question : « et demain ? ». Demain, que va faire le Président ? Il va inviter des imams à l’occasion de la remise d’un prix contre le racisme anti-arabe et laisser chanter un chant religieux musulman dans la salle des fêtes de l’Elysée ?

Pour les catholiques, l’adresse a déjà eu lieu, c’était au couvent des Bernardins, et presqu’aussi critiquable. Je dis « presque » parce qu’au moins on n’était pas à l’Elysée... mais ses mots sur « la nécessaire restauration du lien entre l’Etat et les religions », un lien qui n’existe pas, - qui n’existe plus ! - depuis la séparation, avaient choqué nombre de républicains.

Demain donc, à force d’invitations et de discours s’adressant à des croyants le Président va parachever une double erreur funeste :
-il va couronner l’idée que la Nation ne serait qu’une juxtaposition de communautés de croyants et non pas un « commun » qui nous réunit

- accessoirement il va laisser de côté une grande partie des français, sans doute la majorité, athées, agnostiques ou simplement indifférents aux religions qui ne se reconnaissent pas dans cette incarnation et s’en sentiront donc exclus.

Je finis par là mon cher Haïm : tu dis « je suis un religieux laïc et je pratique la liberté religieuse; je refuse que la laïcité se résume à l’athéisme... ».. Mais les athées ne l’ont jamais demandé !! La laïcité n’est en rien l’obligation de ne pas croire !!
Elle est la liberté de croire OU de ne pas croire Et quand tu ajoutes « D’ailleurs il y avait dans la salle des représentants de toutes les religions qui ont partagé ce moment » tu soulignes bien que les religions, toutes les religions oublient les non-croyants d’un même élan en voulant réduire la laïcité à la « liberté religieuse », concept bien peu républicain, là où la déclaration de 1789 protège « la liberté d’opinion même religieuse ».
Vois où nous mène le « en même temps » !
Ce n’est pas « et-et » ( et les croyants et les incroyants, les religieux et les mécréants) c’est bien « ni-ni » ( Ni ignorance, ni reconnaissance , ni athéisme d’Etat ni tolérance convictionnelle )
Jeudi dernier, ceux qui ne croient pas, ceux qui doutent et, plus largement, ceux pour qui la laïcité est, selon la belle formule de Victor Hugo « L’Etat chez lui et l’église chez elle » se sont sentis exclus de la République. C’est dommage que tu ne l’aies pas compris.
A une époque où le débat sur l’identité française, celle de Braudel, peut à tout moment prendre des chemins nauséabonds, il n’y a pas de geste sans conséquence : gare à ce que la bougie de l’espérance placée au mauvais endroit et au mauvais moment ne devienne la flamme de l’incendie des passions identitaires.
Crois à ma fidèle amitié.
Jean GLAVANY

Ajouter un commentaire