Cercle Condorcet de la Savoie
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PAROLE EN HAUT SILENCE EN BAS

  • Le 10/05/2021
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DANIÈLE SALLENAVE

de l’Académie française

« Faut que le peuple français, on arrive à se reprendre en main, et on doit se faire entendre. » Zeynab, 17 ans, en terminale économique et sociale, Trappes

Extraits

1.Octobre 2020, une succession d’actes terroristes frappe la France.

Comble d’horreur, un professeur d’histoire est poignardé à mort puis décapité pour avoir montré dans sa classe une caricature du prophète Mahomet. L’indignation de la classe politique est unanime, les réactions solennelles et les hommages officiels se multiplient, les débats se succèdent dans les médias. Soumis à la répétition de mots chargés d’une aura inquiétante, islam, terrorisme, immigration, livré à une solitude et une angoisse grosses de toutes les dérives, le simple citoyen se tait.

Tout cela est terriblement lourd. On a le sentiment de frôler des gouffres, de ne trouver nulle part aide ni réconfort. Face à un discours officiel qui règne sans partage, et ne se soucie pas d’ouvrir un grand débat démocratique où tous se sentiraient associés aux décisions qu’imposent ces événements dramatiques, je l’avoue sans détour : jamais je n’ai eu autant besoin de connaître l’opinion de mes concitoyennes et concitoyens. Jamais je n’ai eu autant besoin de partager avec eux mes interrogations. Sur les attentats, leurs causes, leurs motivations. Sur les caricatures de Mahomet, aussi, disons-le franchement. Les actes des terroristes qui en prennent prétexte sont abominables et ne peuvent susciter qu’une condamnation absolue, sans réserve. Mais sur leur utilisation, sur leur inspiration, sur ce qu’elles disent et leur manière de le dire, est-ce qu’elles font l’unanimité? Qu’est-ce qu’on en dit dans les familles, dans les foyers clos, derrière les portes refermées ? On ne le sait pas.

La parole tombe d’en haut. Le silence règne en bas. Un silence collectif, troué d’un fourmillement de discours incontrôlés, incontrôlables, substituts dangereux d’une vraie parole démocratique.

Pourquoi ce silence ? Parce qu’il y a des sujets tabous ? Parce que la parole d’en haut intimide? Ou peut-être pour une raison plus générale : la liberté d’expression est « l’un des droits les plus précieux de l’homme », mais de ce droit individuel expressément garanti à chacun par la loi, la grande majorité n’a presque jamais l’occasion de faire un usage public. Je ne parle pas des journaux, des médias, des publications. Je parle du citoyen ordinaire. Sans doute les textes sont-ils explicites. Toutes nos constitutions s’inspirent de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (26 août 1789) selon lequel «la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus pré- cieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Mais justement, ce simple citoyen, quand, où, comment s’exprime-t-il ? Sur sa page Junior, le site du Sénat concède :

« C’est avant tout par le vote que les citoyens peuvent s’exprimer.» Cet «avant tout» est admirable! Et le reste du temps ? Comme s’il avait prévu l’objection, le rédacteur s’empresse de compléter : « Il y a le droit de manifester.» Et puis aussi «les référendums» (ça n’est pas très souvent, on en conviendra). Avant de conclure par une généralité qui se veut rassurante : « de plus en plus de structures sont mises en place pour que chacun puisse s’exprimer sur les choix qui affecteront son quotidien ».

2. Comme pour couper court à toute protestation, on me rappellera que nous ne

sommes pas dans une période tout à fait normale car, dans le même temps, nous devons faire face à une pandémie aux conséquences encore imprévisibles, mais certainement très lourdes. En d’autres termes que nous sommes en guerre. Mars 2020 : le président de la République décrète la « mobilisation générale » contre le coronavirus, « un ennemi invisible, insaisissable ». Quelques mois plus tard, après les attentats terroristes de Conflans-Sainte-Honorine et de Nice, c’est au tour du ministre de l’Intérieur, « nous sommes en guerre face à un ennemi qui est un ennemi extérieur et intérieur ».

Les temps de guerre ne sont pas, à l’évidence, les plus favorables à la libre expression du citoyen/de la ........

4ème de couverture

Jamais je n’ai eu autant besoin de connaître l’opinion
de mes concitoyennes et concitoyens. Jamais je n’ai eu autant besoin de partager

avec eux mes interrogations.

Sur les attentats, leurs causes, leurs motivations.
Sur les caricatures de Mahomet, aussi, disons-le franchement.

L’innombrable, c’est celui qui ne profite pas de la fameuse liberté d’expression

devenue la valeur majeure de la République. C’est celui à qui elle ne s’applique pas. Qui porte un invisible bâillon. Un des noms de ce bâillon est : légitimité. C’est très compliqué, cette question de l’accès à la parole, orale, écrite. De se sentir légitime, ou interdit. Qui la donne, la légitimité ? Et comment vit-on l’illégitimité ? La vraie inégalité est là. Entre ceux

qui ont un accès à la parole et ceux qui ne l’ont pas.

DANIÈLE SALLENAVE EST L’AUTEURE D’UNE TRENTAINE DE ROMANS, RÉCITS, ESSAIS ET PIÈCES DE THÉÂTRE. ELLE A ÉTÉ ÉLUE LE 7 AVRIL 2011 À L’ACADÉMIE FRANÇAISE. TRÈS ENGAGÉE DANS LA PROMOTION DE LA LECTURE AUPRÈS DES JEUNES, ELLE A FONDÉ ET ANIME L’ASSOCIATION « SILENCE, ON LIT ! ». ELLE A PUBLIÉ DERNIÈREMENT, AUX ÉDITIONS GALLIMARD, L’ÉGLANTINE ET LE MUGUET (2018) ET JOJO, LE GILET JAUNE (« TRACTS », 2019).

(extraits du livre en feuilletage libre sur internet avec possibilité d’achat.)

http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tracts/Grand-format/Parole-en-haut-silence-en-bas

 

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