Cercle Condorcet de la Savoie
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Plongée dans la tête des kamikazes

  • Le 19/12/2017
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Kamikase

ANNE GAELLE AMIOT

« Le Monde » a étudié la façon dont des djihadistes européens

justifient leurs attentats dans des lettres à leurs proches,

entre impératifs religieux et

considérations géopolitiques.

 

 

LE MONDE | 07.06.2017 à 06h43 • Mis à jour le 07.06.2017 à 10h54 | Par Soren Seelow

 

Après chaque attentat commandité ou inspiré par l’organisation Etat islamique (EI), cette dernière publie un message exposant ses « éléments de langage ». Elle y martèle l’idée que ses opérations extérieures constituent une réponse aux bombardements de la « coalition internationale » en Syrie et en Irak, qui fragilisent son assise territoriale et la subsistance même du Califat autoproclamé.

Cette lecture, parfaitement encadrée par ses organes de propagande, constitue l’argument central de l’EI pour légitimer les attentats de Paris, Bruxelles, Manchester ou Londres, et susciter de nouvelles vocations.

Mais comment les candidats au martyre intègrent-ils ce mot d’ordre ? Comment justifient-ils auprès de leurs proches le massacre de civils ? Quels sont les ressorts qui les convainquent, in fine, de sacrifier leur vie à cette cause ?

Un tissu complexe

Le Monde a analysé la façon dont les terroristes de Paris et de Bruxelles avaient justifié leurs missions en confrontant des lettres laissées à leurs proches, les déclarations des rares membres de cette cellule à avoir été interpellés et des éléments de propagande. Entre considérations géopolitiques, impératifs religieux et rêveries mystiques, leurs propos forment un tissu complexe décrivant le processus de fabrication d’un kamikaze.

Un argumentaire ambigu, dans lequel le « djihad défensif » glisse insensiblement vers sa version offensive, la protection des musulmans désinhibant le désir d’une victoire finale de l’islam contre la « mécréance ».

Sur cette base idéologique martelée par la propagande de l’EI se greffent des causes plus intimes : un sentiment de culpabilité qui, transcendé par la promesse d’un au-delà purificateur, achève de les convaincre de consentir au sacrifice ultime.

Parmi les documents retrouvés par les enquêteurs figurent trois lettres manuscrites adressées par Salah Abdeslam à sa mère, à sa sœur et à sa petite amie. Les policiers ont également exhumé d’un ordinateur des fichiers enregistrés par les frères Ibrahim et Khalid El Bakraoui, qui se sont fait respectivement exploser à l’aéroport de Zaventem et dans le métro de Bruxelles, le 22 mars 2016. Là encore, les kamikazes s’adressent à des femmes : mère, sœur et compagne.

Le « djihad défensif » : la défense des opprimés

Le document le plus élaboré de cette correspondance est un enregistrement sonore de trente-trois minutes, réalisé par Ibrahim El Bakraoui, intitulé « Pour ma mère ». Dans ce message posthume, l’aîné de la fratrie anticipe les condamnations de responsables religieux et présente le djihad comme une réponse à l’oppression dont seraient victimes les musulmans.

« Donc voilà, maman, tu vas entendre tout et n’importe quoi de la part des gens, donc je voudrais clarifier une ou deux situations (...). Il y a des personnes qui ont des barbes de deux mètres, qui connaissent le Coran par cœur, voilà, qui pratiquent, euh, l’islam on va dire ça comme ça. Mais ils mentent sur Allah et son Messager (...). Ils vont nous traiter de monstres, euh, de non-musulmans. Malgré qu’on a pas de science, malgré qu’on connaît pas Ie Coran par cœur, on a un cœur qui vit et (...) lorsqu’on voit les musulmans qui sont persécutés depuis des décennies (...) et que ces gens-là n’ont jamais déclaré le djihad dans Ie sentier d’Allah, mais qu’ils se permettent de critiquer les gens qui combattent, (...) notre rendez-vous avec eux le jour de la résurrection et devant Allah, exalté soit-il, on verra les arguments qu’ils vont avancer. »

L’engagement djihadiste d’Ibrahim El Bakraoui, tel qu’il l’exprime, trouve son origine dans un sentiment de révolte et d’humiliation. A en croire les déclarations aux enquêteurs d’un de ses complices, Mohamed Abrini, cette colère sourde préexistait à la création de l’EI. «Ce genre de détermination, je l’avais déjà avant quand je voyais le massacre en Palestine », explique le seul membre du commando à ne pas avoir déclenché sa bombe à l’aéroport de Bruxelles.

Le Califat, promesse de réparation historique

Ce sentiment d’impuissance face aux souffrances des musulmans a atteint son acmé avec le déclenchement de la guerre civile syrienne. Il trouvera concomitamment une issue avec la proclamation du « califat », le 29 juin 2014, perçu comme une promesse de réparation des humiliations passées.

Dans son message à sa mère, Ibrahim El Bakraoui présente ainsi l’EI comme un espoir de revanche historique : « Maintenant, nous, gloire à Dieu, depuis des centaines d’années, on a perdu l’Andalousie, on a perdu la Palestine, on a perdu, euh, tous les pays musulmans en fait, l’Afghanistan, l’lrak, la Syrie, le Maroc, il est gouverné par un tyran, la Tunisie, l’Algérie tous les pays, gloire à Dieu, il y a un Etat islamique qui a été créé. »

Cette fierté retrouvée de l’oumma (la communauté des musulmans), près d’un siècle après l’abolition du dernier califat ottoman, en 1924, Khalid El Bakraoui tente de l’expliquer à son épouse dans une lettre d’adieu manuscrite : « Sache Nawal qu’il y a toujours eu des Etat islamique. Le dernier a été détruit début des années 1920, mais ensuite les gens ont abandonner le djihad et Allah depuis n’a cesser de nous humilier (...) Mais aujourd’hui nous avons un Etat islamique qui a remporter beaucoup de victoire. »

« Œil pour œil, dent pour dent »

Les promesses du nouveau « califat » seront rapidement contrariées, deux mois seulement après sa création, par la formation d’une coalition internationale visant à endiguer sa propagation. Les membres de cette offensive militaire deviennent aussitôt une cible privilégiée de l’EI. A compter de cette date, l’organisation multiplie les appels à frapper les pays occidentaux, au premier rang desquels la France.

Cette lecture des attentats comme une réponse aux bombardements est développée devant les enquêteurs par Osama Krayem, qui affirme avoir renoncé à la dernière minute à déclencher sa bombe dans le métro de Bruxelles : « Tant qu’il y aura des coalitions et des bombardements contre I‘Etat islamique, il y aura des attentats. Il y aura une riposte de la part de I’Etat islamique. Ils ne vont pas offrir des fleurs ou du chocolat », explique-t-il.

« Le “djihadisme”, comme vous l’appelez, moi j’appelle cela l’islam », insiste-t-il, avant de présenter le meurtre d’innocents comme une réponse aux victimes civiles de la coalition : « C’est triste parfois de dire qu’on peut faire la même chose à une population parce que leur gouvernement fait la même chose avec notre population. Les civils en Syrie, ce ne sont pas des combattants. C’est là que l’Etat [islamique] dit : “Œil pour œil et dent pour dent”. »

Si le nombre de civils tués par la coalition en Irak et en Syrie est impossible à établir de façon précise, il a été estimé par l’ONG indépendante Airwars (https://airwars.org/civilian-casualty-claims/) dans une fourchette comprise entre 3 530 et 5 637 victimes depuis le début de l’intervention, en août 2014. Cette réalité est abondamment exploitée par les cercles djihadistes sur les réseaux sociaux – photos de corps déchiquetés à l’appui – pour justifier la campagne d’attentats visant l’Occident.

Le djihad « offensif » : la soumission des mécréants

Cette approche « militaire » du djihad défensif permet aux sympathisants de l’EI de tuer sans remords : ils ne se vivent pas comme des terroristes, mais comme des soldats. A les lire plus en détail, cependant, le mobile affiché de leur combat dérive insensiblement vers une issue plus radicale : la soumission des mécréants.

C’est là que se glissent toute l’ambiguïté et la perversité de l’idéologie de l’EI. L’argument humanitaire sert à toucher au « cœur » les nouvelles recrues ; la propagande fait ensuite son œuvre pour les transformer en armes de destruction. Dans les lettres laissées par les kamikazes, le sentiment d’une fierté retrouvée des musulmans glisse systématiquement vers un désir de conquête.

« Donc nous les musulmans, l’islam, c’est une religion de paix, comme ils ne font que le répéter, explique Ibrahim El Bakraoui à sa mère. Mais les musulmans, ce n’est pas des serpillières. Les musulmans, quand tu leur donnes une claque, ils te donnent pas l’autre joue, au contraire, ils répondent agressivement », poursuit-il, avant de conclure sur cet avertissement : « Tant que la loi d’Allah elle n’est pas respectée, les musulmans ils doivent se lancer de toute part et combattre pour l’islam. »

Il développe ensuite le sentiment profond qui sous-tend son engagement : « Ces gens-là, on doit avoir une haine envers eux parce que ce sont des mécréants. Ils ne veulent pas croire en Allah (...). Premièrement, on doit les détester, et deuxièmement, on doit leur faire la guerre (...). En fait, une fois qu’on aura le dessus sur eux, là on leur propose les trois conditions : soit ils acceptent l’islam, soit ils payent la jizya [taxe imposée aux gens du livre], c’est-à-dire qu’ils s’humilient de leurs propres mains, comme Allah, exalté soit-il, a dit dans le Coran, soit ils nous combattent. »

L’extension du « djihad défensif » – initialement cantonné à la défense des terres musulmanes – à des attaques visant des pays non musulmans n’a pas toujours été de soi. Cette dérive a longtemps suscité un vif débat au sein de la mouvance djihadiste. Elle a été popularisée par Al-Qaida à la fin des années 1990, avant d’être adoptée et amplifiée par l’EI.

« La défense des pays musulmans occupés a toujours fait consensus dans la mouvance djihadiste, explique Kévin Jackson, chercheur au Centre d’analyse du terrorisme (http://cat-int.org/) . Les attentats hors du champ de bataille ont en revanche été plus difficiles à justifier d’un point de vue théologique et stratégique, et moins mobilisateurs en termes de recrutement. Les groupes djihadistes ont donc construit toute leur propagande autour du djihad défensif, y compris lorsqu’il s’agit de justifier des attentats dans des pays en paix. »

« Pourquoi nous vous haïssons »

Cette exportation du « djihad défensif » vers l’Occident sert aujourd’hui d’alibi à un « djihad offensif » qui ne dit pas son nom, l’objectif affiché de protection de l’islam devant, à terme, mener à sa propagation. Ce glissement a été formalisé par l’EI dans un article intitulé « Pourquoi nous vous haïssons, pourquoi nous vous combattons », publié par l’organe de propagande Dabiq, en juillet 2016.

L’article développe son titre en six points. Les trois premiers ont trait à la nature de l’Occident :
« Nous vous haïssons, d’abord et avant tout parce que vous êtes des mécréants » ; « Nous vous haïssons parce que vous vivez dans des sociétés libérales et sécularisées qui autorisent ce qu’Allah a interdit » ; « Pour ce qui concerne la frange athée, nous vous haïssons et vous faisons la guerre parce que vous ne croyez pas en l’existence de notre Seigneur ». Les trois points suivants font référence aux actions prêtées à l’Occident : les « crimes contre l’islam », les « crimes contre les musulmans » et « l’invasion » des terres musulmanes.

La liste se conclut sur cette clarification : « Ce qu’il est important de comprendre ici, c’est que même si certains assurent que votre politique extérieure est à l’origine de notre haine, cette cause est secondaire, raison pour laquelle nous ne l’exposons qu’en fin de liste. En réalité, même si vous cessez de nous bombarder, de nous emprisonner, de nous torturer, de nous diffamer, de prendre nos terres, nous continuerons à vous détester parce que la cause principale de cette haine ne cessera pas tant que vous n’aurez pas embrassé l’islam. »

Le ressort psychologique : impuissance et culpabilité

Ainsi la propagande de l’EI fait-elle insensiblement dériver ses soldats d’un combat humanitaire vers sa finalité totalitaire : l’annihilation de toute altérité. La seule paix envisagée est la pax islamica. Ce basculement ne séduit cependant qu’une minorité de candidats, mettant en lumière les ressorts psychologiques propres au processus de radicalisation. Une dimension intime évidemment rejetée par les intéressés.

« Quel était l’état d’esprit des EI Bakraoui ?, demande à Osama Krayem la juge belge chargée de l’enquête sur les attentats de Bruxelles.

Ce sont des gens ordinaires. D’ailleurs lbrahim me disait que sans cette coalition, ces musulmans qui se font opprimer là-bas, il aurait eu une vie ordinaire avec des enfants. Je crois qu’à un certain moment il a changé de comportement. (...) Khalid El Bakraoui, sa femme était enceinte. (...) Le terrorisme n’est pas une personnalité, en fait. Vous pouvez lire l’histoire des musulmans, à aucun moment ce ne sont les musulmans qui ont pris l’initiative d’attaquer ou de faire du mal. »

Osama Krayem affirme que le terrorisme n’est pas « une personnalité ». Mais qu’est-ce qui a finalement convaincu Ibrahim El Bakraoui de renoncer à sa « vie ordinaire » et son frère Khalid d’abandonner sa femme enceinte pour se faire exploser ? Comme nombre de candidats au djihad, les frères El Bakraoui étaient des délinquants, très éloignés de la religion, avant leur conversion à l’islam radical.

« Beaucoup de délinquants se sentent en réalité coupables, explique le psychanalyste Fethi Benslama (http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2015/11/12/pour-les-desesperes-l-islamisme-radical-est-un-produit- excitant_4808430_3224.html) , auteur d’Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman (2016, Seuil). Or, les religions monothéistes jouent sur la culpabilité. En arabe, religion se dit din, qui signifie “dette”. Leur entrée dans le djihad peut atténuer ce sentiment en leur offrant une cause. Il s’opère ensuite ce qu’on pourrait appeler un renversement moral de culpabilité : l’hostilité intérieure se transforme en hostilité extérieure et autorise l’agression d’autrui dans un sentiment de toute- puissance. »

« Plus musulmans que les vrais musulmans »

A travers ses publications, l’EI ne cesse de jouer sur ce ressort à l’intention des musulmans vivant en Occident, leur reprochant de préférer le confort de leur vie matérielle au combat sur le sentier d’Allah. Une culpabilisation qui porte parfois ses fruits : « Maintenant, nous, comment on peut rester chez nous à la maison, manger et boire alors que les musulmans n’ont pas trouvé un morceau de pain, explique Ibrahim El Bakraoui à sa mère. Comment est-ce qu’on peut rester chez nous à la maison en train de dormir, faire comme si de rien n’était ? »

Devant les enquêteurs, Mohamed Abrini a analysé, avec une distance étonnante, l’évolution de ses amis de quartier qui se sont fait exploser à Paris et à Bruxelles. Il explique comment une réalité perçue – l’injustice faite aux musulmans – s’articule avec des causes plus intimes dans l’engagement djihadiste.

« Concernant leur changement d’attitude, je pense qu’une chose se passe chez beaucoup de jeunes avec tout ce qui se passe dans le monde. Ces gens-là n’ont jamais prié de leur vie, ils n’ont jamais été à la mosquée et ils ont perdu tout un temps à faire des péchés (...). Quand ils rentrent dans la religion, pour moi ces gens-là veulent se rattraper. Ils veulent être plus musulmans que les vrais musulmans. Il y en a, ça leur travaille la conscience. Ils voient tous les péchés commis. Et ils savent que le martyre efface tous les péchés à partir de la première goutte de sang qui tombe sur le sol. »

La voie du martyre : une place au paradis

Parmi les membres de la cellule des attentats de Paris et Bruxelles, seuls trois candidats au martyre ont renoncé ou ont échoué à se faire exploser : Salah Abdeslam à Paris, Mohamed Abrini à l’aéroport de Zaventem et Osama Krayem dans le métro bruxellois. A en croire ce dernier, c’est leur plus faible religiosité qui serait susceptible d’expliquer ces échecs :

« Salah Abdeslam et Abrini, ils ne sont pas au même niveau que les frères El Bakraoui, explique-t-il à la juge.

– Que voulez-vous dire par “pas le même niveau” ?, demande la magistrate.

– Je parle de la foi. C’est la foi qui pousse les gens à résister. Les gens qui atteignent un certain niveau dans la foi sont prêts à rentrer dans l’ennemi sans peur, et je crois que les frères El Bakraoui y étaient. Salah et Abrini je ne crois pas. Les frères El Bakraoui avaient atteint un certain degré dans la foi et étaient prêts à mourir. »

Dans son message à sa mère, Ibrahim El Bakraoui évoque, avec force détails, l’histoire d’un compagnon du Prophète tué lors d’une bataille contre les « mécréants ». Ce récit mystique vise à lui faire comprendre que le martyr est « le bien-aimé d’Allah » et gagnera sa place au paradis : « Y a encore plein d’autres compagnons, on pourrait rester des heures à parler d’eux, mais pour que t’ais un exemple, Hamza Abou Taleb, on l’appelle Ie lion d’Allah, Jafar Ibn Abou Taleb, on l’appelle I’homme aux deux ailes. Allah, exalté soit-il, va le doter de deux ailes au paradis car il a perdu ses deux bras dans une bataille et ainsi de suite on en a plein, je te jure, on a en plein. »

« Cette vie d’ici-bas est un test »

Si Salah Abdeslam ne s’est pas fait exploser à Paris, les trois lettres découvertes dans une planque du quartier bruxellois de Forest, le 15 mars 2016, attestent de son intention de mourir en martyr.

Nettement moins élaborés que ceux des frères El Bakraoui, ses courriers sont empreints d’un mysticisme rudimentaire. A sa sœur, il explique que « cette vie d’ici-bas est un test » visant à départager le croyant, promis au paradis, de l’incroyant, voué à l’enfer : « Comment pourrai-je échanger cette vie d’ici-bas contre l’au-delà ? Le paradis est meilleur », conclut-il.

La lettre adressée à sa mère, longue de deux pages, comporte dix-sept mentions du mot « Allah » ou « Dieu » : « Si tu crois au destin tu comprendras qu’Allah m’a guidée et choisie parmi ses serviteurs, écrit-il. Dieu a acheté des croyants, leur personne et leurs biens, en échange du paradis (...) Allah dit aussi : “Et ne dites pas de ceux qui sont morts dans le sentier d’Allah qu’ils sont morts, au contraire ils sont vivants mais vous en êtes inconscients.” J’ai moi aussi pris ce chemin car il est celui de la Vérité. Qui s’en écarte aura pour refuge l’enfer. »

La peur de l’enfer apparaît ici comme un levier décisif du passage à l’acte : c’est en payant de sa vie que le martyr s’acquitte de sa « dette » (« Dieu a acheté des croyants ») et accède à l’au-delà. Par son sacrifice, l’ancien pécheur devient l’élu.

Loin de se réduire à un nihilisme, le djihadisme est une aspiration inquiète : le kamikaze ne désire pas tant le néant qu’une autre vie, augmentée, soulagée de l’angoisse du châtiment. En traversant une mort qui n’est qu’apparente, il accède à la « vérité ».

L’au-delà : une promesse de jouissance éternelle

La vision de l’au-delà véhiculée par l’EI ne se résume cependant pas à sa vertu purificatrice : elle est avant tout une promesse de félicité éternelle. Dans sa lettre à sa femme, Khalid El Bakraoui insiste ainsi sur le réconfort garanti aux martyrs : « Allah nous dit dans le Coran : “La jouissance de la vie présente ne sera que peu de chose, comparée à Au-delà”. »

Cette « jouissance » peut être interprétée de façon littérale, c’est-à-dire sexuelle. En avril 2014, l’EI avait ainsi publié l’interview vidéo d’un combattant français qui a entrevu le paradis après avoir été grièvement blessé au combat. L’entretien est intitulé « Abou Yassin raconte ce qu’il a vu dans son rêve ! » :

« Raconte-nous ce que tu as vu lorsque tu as été blessé ? demande le « journaliste » de l’EI.


– J’ai vu une houri [vierge du paradis, récompense des bienheureux]. Elle était belle, mes frères, je vous jure, elle était belle, raconte Abou Yassin.

– Allah Akbar !


– Elle avait de grands yeux noirs, j’ai vu sa poitrine, excusez-moi... [Rires du «journaliste ».] Forte, très forte, mon ami.


– A la grâce de Dieu !


– Elle était belle, je vous jure, elle était très belle, je voyais tout, elle portait un hidjab bleu.

– Un hidjab bleu, qui couvrait ses cheveux ?

– Oui, bleu. Belle mon ami, très belle, j’ai vu, excusez-moi, ses fesses, belles, tout était beau, je jure que... [Rires du « journaliste »] Je voulais la prendre, je suis tombé cinq fois de suite dans l’extase, je me suis réveillé de mon intervention, et j’ai vu que sur mon pantalon...

– Allah Akbar ! [Rires.]

– Je me suis réveillé de mon intervention, et j’ai vu du sperme sur mon pantalon.

– Hum... Allah Akbar ! (...)

– Ecoute mon ami, Dieu est généreux, je te jure que j’étais mort et j’ai vu défilé toute ma vie devant moi. Toute ma vie, c’est une catastrophe...

– Depuis que tu étais petit ?


– Oui, j’ai vu tous les péchés devant moi.


– Gloire à Dieu !


– On me disait que soit dans trois mois, ou trois ans, je vais tomber en martyr.

– Si Dieu veut, dans trois mois », l’encourage le « journaliste ».

« L’islamisme entretient, à travers le paradis, l’imaginaire phallique d’un lieu de jouissance absolue pour les hommes, sans manque, sans loi, donc sans péché, interprète le psychanalyste Fethi Benslama. Cette promesse a notamment pour fonction de les inciter à sacrifier leurs pulsions dans le bas monde, dans l’espoir d’une compensation complète dans l’autre monde. La mort n’est plus la mort. Elle est un triomphe total sur l’ennemi extérieur, mais aussi intérieur : le surmoi, cette instance qui surveille, critique et contraint, source de la morale et de la culpabilité. »

Le songe d’Abou Yassin aux portes de l’au-delà décrit le stade ultime de la fabrication d’un kamikaze. Une fois intégré l’argumentaire politico-religieux légitimant le djihad, c’est la garantie d’une place au paradis qui achève de convaincre le candidat au martyr. Le sentiment d’impuissance face aux injustices a laissé place à un fantasme de toute-puissance, la culpabilité à une promesse de jouissance licite et sans limite.

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