Jean Louis Touraine : Laïcité et bioéthique
Le 11/03/2016 à 18:30
- Lycée Vaugelas - Chambéry
LAICITE ET BIOETHIQUE
La condition du progrès
Jean-Louis Touraine, professeur de médecine, député du Rhône et président du Cercle Condorcet de Lyon, est de longue date impliqué dans les problématiques liées à la bioéthique. Il a bien voulu pour Communes de France développer en quoi elles concernent la laïcité.
L’horreur indicible suscitée par les attaques récentes de terroristes islamistes contre nos concitoyens, contre la liberté d’expression et contre la République française a conduit tous les Français à une réflexion approfondie sur le sens et la pratique de la laïcité. Cette valeur précieuse et essentielle au contrat social français est fille des Lumières et de la Révolution. Dans l’article 1 de la Constitution de 1958, il est indiqué : « La France est une République laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ».
Il y a 110 ans, la loi de séparation des Églises et de l’État est survenue comme un apaisement après de longues périodes de conflits parfois violents entre les religions, ainsi qu’entre religions et philosophies athées ou agnostiques. Aujourd’hui, on observe la même nécessité de renforcement de la laïcité et des conditions du "vivre-ensemble" dans la paix, l’harmonie et surtout le respect mutuel. Cela doit s’imposer dans toutes les sphères de l’espace public.
À l’école, en France, chacun sait l’importance de l’enseignement de la laïcité aux enfants, tout au long du parcours scolaire. Un renforcement de cette mission prioritaire aidera les prochaines générations à être moins victimes des phénomènes actuellement graves d’intégrisme, de soumission à des totalitarismes ou d’insuffisance de réflexions libres.
Dans l’hôpital public, la connaissance et la pratique de la laïcité sont aussi indispensables. Que dire des personnes violentes dans les services d’urgence ou dans les services de gynécologie et obstétrique? Le refus d’examen qu’une femme puisse être examinée par un médecin homme, dans des conditions respectant naturellement la pudeur de celle-ci, ne peut pas se justifier dans l’hôpital public. Qu’un mari se comporte avec violence pour empêcher les soins à sa femme par un médecin masculin est doublement coupable. Les règles de la laïcité au sein de l’hôpital public prévoient bien sûr l’organisation de l’accompagnement spirituel désiré par de nombreux patients confrontés à l’angoisse de la mort.
Quête de vérité
En ce qui concerne les sciences, la laïcité est consubstantielle à la liberté scientifique, c’est-à-dire la liberté de la recherche et de la pensée scientifique. La laïcité est indispensable à la quête de la vérité, qui ne s’effectue pas au sein d’une obscure caverne, elle est indispensable au progrès, lequel peut et doit s’accommoder d’impératifs éthiques mais non d’une étroitesse d’esprit ni d’une privation de liberté. Dans cet article, qu’il me soit permis d’analyser brièvement les relations entre la laïcité, la science et la bioéthique.
La bioéthique est une discipline récente qui étudie le regard et les règles éthiques que nous portons sur le vivant. Le plus souvent, l’analyse se focalise sur les humains, de l’origine de la vie jusqu’à la fin de celle- ci. La bioéthique concerne chacun d’entre nous, même si elle bénéficie de l’addition de plusieurs champs de réflexion, dans les mondes médicaux, juridiques, philosophiques, des sciences humaines, des croyances diverses, etc. La bioéthique se nourrit beaucoup de l’idée que nous nous faisons de la dignité de l’homme, de chaque être humain.
Cette discipline s’est imposée à la suite des progrès médicaux qui ont fait apparaître des problématiques nouvelles. C’est grâce à la connaissance successive de la fécondation et du développement embryonnaire puis grâce au développement des possibilités de fécondation in vitro que sont nées de très nombreuses questions qui ne venaient guère à l’esprit de nos ancêtres. C’est en réalisant, avec succès, des greffes d’organes d’un humain à un autre que la question du don d’une partie de soi à un être humain gravement malade s’est imposée. C’est en comprenant mieux ce que signifie la mort cérébrale, parfois dissociée de l’arrêt de certaines fonctions biologiques, que la fin de vie a été éclairée d’un jour nouveau.
Toutes ces questions, aujourd’hui débattues, n’auraient pas pu faire l’objet de réflexions approfondies dans l’Antiquité. Cela est donc très différent de la philosophie, qui a largement progressé au fil des siècles mais dont l’existence et le raffinement étaient déjà avérés il y a plus de 3 millénaires. Un philosophe d’aujourd’hui pourrait utilement dialoguer avec Socrate et Platon sur le sens de la vie, l’origine de l’homme et sa destinée. Un "bioéthicien" actuel ne trouverait pas de correspondant pour une réflexion commune, ni dans le siècle de Périclès ni dans la Rome antique ni même plus récemment, dans le siècle des Lumières.
Refuser les vérités a priori
Comme cela est le cas avec chaque activité intellectuelle nouvelle, il importe d’éviter divers écueils, en particulier :
- empêcher que ce champ de réflexion ne soit accaparé par un petit nombre de "bioéthiciens" professionnels, créant leur propre jargon et se marginalisant de la société des hommes ; la bioéthique appartient à tous et doit être l’objet d’une réflexion de chacun, même si des pistes peuvent être approfondies par ceux qui se consacrent plus complètement à ce sujet ;
- ne pas croire trop facilement que la bioéthique peut être immédiatement définie comme universelle dans le temps et dans l’espace pour chacun de ses aspects ; il est des règles s’appliquant très largement et probablement de façon définitive mais il en est d’autres qui sont loin d’être immuables et qui évolueront dans le temps ; la comparaison entre les réflexions bioéthiques des pays anglo-saxons, des pays latins, des pays asiatiques, pour ne prendre que ces trois exemples, illustre les grandes différences d’approche ; en cela la bioéthique est totalement différente de l’énoncé des droits de l’Homme ;
- ne pas laisser restreindre le champ de la réflexion humaine par ceux qui désirent imposer des vérités a priori, acceptées par certains mais pas par tous, qu’elles soient dictées par une "vérité révélée" appartenant à une religion ou par un courant de pensée totalitaire.
L’objet de ce texte est de confirmer, à la lueur de quelques exemples, l’importance qu’il y a à appliquer les obligations de la laïcité au domaine de la bioéthique. Depuis toujours, les humains ont assisté à un certain affrontement entre les religions et le progrès scientifique. Chacun a en mémoire l’épisode célèbre de Galilée. Combien d’autres chercheurs, savants, défricheurs de connaissances ou simplement d’hommes à l’esprit libre ont payé de leur vie l’affirmation d’une vérité scientifique, fruit de leurs découvertes, parce que le progrès du savoir avait le malheur de heurter des "vérités révélées" apportées par des "textes sacrés" ?
Beaucoup de religions se sont senties menacées par le progrès scientifique et ont préféré nier des évidences le plus longtemps possible, plutôt que de remettre en question les présentations historiques des textes religieux. Dans les siècles récents, Darwin et ses élèves ont affronté l’hostilité de tous ceux qui ne pouvaient pas accepter que l’homme fût le fruit de l’évolution, à partir des autres espèces animales, plutôt qu’une création quasi ex nihilo, comme dans le texte imagé et poétique de la Bible. Les "créationnistes" s’arc-boutent toujours, au détriment de toute logique, sur cette représentation fausse du monde vivant. D’une façon un peu plus subtile mais également inexacte, les tenants de la pseudo-théorie de l’"Intelligent design" prétendent qu’une conception finaliste, orientée par une divinité, aurait présidé à l’ensemble de la création, avec l’homme en point d’orgue... En dépit des nombreuses preuves des errements d’une telle réflexion, certains s’autorisent à enseigner, en Occident, un tel schéma, par exemple dans certaines écoles dites "libres". Même dans l’école publique, les enseignants éprouvent parfois des difficultés à réfuter auprès de leurs élèves ces conceptions fausses mises dans la tête des enfants dans leur environnement familial ou religieux.
Il n’est pas dans mon propos de prétendre que les textes religieux sont faux dans leur présentation de ces questions mais, comme le reconnaissent d’ailleurs des scientifiques chrétiens, que ces textes représentent une version poétique, non scientifique, ayant permis d’exprimer de façon imagée et simplifiée une organisation de l’Univers et du monde vivant, en particulier en un temps où le niveau d’éducation de la population était très bas. Plutôt que de chercher l’affrontement avec les connaissances scientifiques rigoureuses, il serait plus raisonnable de placer les livres des diverses religions dans un plan totalement différent où l’imagination, le rêve poétique et l’image pouvant être perçue par tous priment sur l’exactitude des faits.
Science et morale
Une vision laïque des facteurs qui président à l’évolution des espèces vivantes est remarquablement décrite dans le célèbre livre de Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Il ne s’agit bien sûr que d’une étape dans les connaissances, leur interprétation et la mise en place d’un système cohérent; des évolutions se sont déjà faites jour depuis l’apparition de cet ouvrage de référence et d’autres concepts et organisations de la pensée viendront s’ajouter dans les années futures pour expliquer toujours plus pré- cisément l’origine et l’évolution de l’Univers et des êtres vivants.
La liberté de pensée a permis la progression de ces idées, de ces connaissances, tandis qu’au contraire, accepter par principe une vérité préétablie, un dogme, une limitation à la pensée est antinomique avec l’esprit scientifique. Jean-Jacques Rousseau disait que « toutes les sciences, et la morale même, sont nées de l’orgueil humain ». Le mot orgueil est peut-être excessif mais il est vrai que le chercheur n’est serviteur que de l’Humanité et de la quête inlassable et exigeante de la Vérité ; d’ailleurs, le domaine de la science et celui de la morale appartiennent à des champs différents. Même si les moyens utilisés pour rechercher la vérité scientifique doivent respecter des impératifs éthiques, il ne peut y avoir, comme l’écrit Poincaré, « de science immorale, pas plus qu’il ne peut y avoir de morale scientifique ».
Embryon et cellules-souches
Le cas de la recherche sur l’embryon et les cellules-souches embryonnaires est particulièrement illustratif. Pendant longtemps, dans notre pays, cette discipline scientifique est restée régie par la règle de l’interdiction a priori, avec possibilité de dérogation attribuée par l’Agence de la biomédecine, dans des cas jugés d’une importance exceptionnelle. Cette attitude s’est avérée évidemment préjudiciable à la progression du traitement de la fertilité, à la prévention et au traitement des malformations fœtales, au développement de la médecine embryonnaire, aux multiples avancées médicales espérées par l’application des greffes de cellules-souches pour traiter des pathologies multiples et diverses. Cet interdit est apparu à beaucoup, d’autant plus curieux que la recherche sur l’être humain, de sa naissance à sa mort, est autorisée, dans des conditions strictement définies.
Pourquoi ne pas reconnaître à l’embryon humain les mêmes droits, les mêmes possibilités d’analyse, de progrès, de traitement qu’au nouveau-né humain? Est-il légitime de pérenniser l’hypocrisie selon laquelle il est permis d’importer des lignées de cellules-souches embryonnaires de l’étranger mais non de les développer en France ? Ou l’hypocrisie consistant à organiser la sortie de plusieurs millions d’embryons congelés chaque année hors des congélateurs où ils sont stockés, pour que leur vie s’arrête lorsqu’il n’y a pas de projet parental de conception d’enfant, mais refuser que ne puisse être prélevée une cellule de ces embryons au moment où ils sont détruits ?
Enfin, depuis peu et après plusieurs essais infructueux, la législation raisonnable a enfin été obtenue, autorisant dans notre pays la recherche sur l’embryon et les cellules-souches embryonnaires, après qu’une autorisation ait été accordée par l’Agence de la biomédecine, ce qui évite tout risque important de dérive. Cette attitude plus permissive, plus encourageante pour les chercheurs et pour les malades en attente de traitement amène la France à rejoindre le concert des pays développant des thérapies cellulaires grâce à ces cellules merveilleuses. En effet, les cellules-souches sont à l’origine de tous nos organes, tous nos tissus et elles sont donc susceptibles de réparer beaucoup de désordres cellulaires de natures diverses. La France, qui était "leader" au niveau international dans ce domaine à la fin des années 70 et au début des années 80, grâce au développement des greffes de cellules-souches d’origine fœtale, va pouvoir dès maintenant reprendre le chemin du progrès, après que le train soit resté en gare une trentaine d’années pour faire comprendre que la dignité due à l’embryon humain était mieux respectée par une analyse scientifique dans des conditions réglementaires que par le maintien de l’obscurantisme, de l’ignorance, du refus de toute observation ou expérimentation.
PMA et GPA
Le don de spermatozoïdes, pour pallier l’infertilité masculine, est largement accepté depuis longtemps et il est maintenant très rigoureusement organisé. Le don d’ovocytes, pour suppléer à certaines stérilités féminines, est plus complexe sur le plan médical et il n’est pas sans quelques risques ou désagréments. Vu sous l’angle médical, cette question mérite d’être traitée différemment de celle du don de sperme. Au regard de la bioéthique, par contre, les deux démarches sont apparentées et il serait difficile d’interdire l’une tout en autorisant l’autre, en utilisant une argumentation essentiellement éthique. Par contre, inciter à une réflexion plus profonde et à une connaissance très complète des risques encourus par une femme donneuse volontaire d’ovocytes apparaît indispensable.
De nombreuses questions se posent et il apparaît légitime de prolonger une réflexion basée sur la laïcité et l’humanisme. Parmi ces questions à solutions incertaines, on peut évoquer la problématique de l’anonymat du donneur. Celui-ci avait été introduit dans notre réglementation pour protéger le donneur de sperme et sa famille de toute revendication ultérieure de la part des enfants nés du don effectué. Il s’avère maintenant que quelques personnes nées d’une insémination artificielle expriment un fort désir de connaissance de leurs origines. Une solution proposée consistait à laisser la liberté au donneur de choisir s’il acceptait que des informations soient ou non transmises aux enfants nés dans ces conditions. Cette solution présenterait un inconvénient, celui de créer une forte inégalité dans les familles où plusieurs enfants sont nés d’insémination artificielle, les uns à partir d’un donneur ayant autorisé la diffusion d’informations, les autres d’un donneur l’ayant interdit.
Par ailleurs, deux inconvénients sont rapportés par les CECOS : diminution du nombre de donneurs, au moins transitoirement, dans les pays où la règle d’anonymat a été remplacée par une connaissance des caractéristiques du donneur; moindre explication de l’origine de la naissance dans les familles ayant recouru à un don de sperme extérieur, lorsque les conditions permettant de retrouver le père biologique sont fournies aux enfants. En effet, de façon légitime, les parents ayant élevé les enfants ne veulent pas être dépourvus de leur parentalité et, s’ils acceptent aisément d’expliquer qu’il y ait eu recours à un don anonyme, ils hésitent à fournir ces informations lorsque l’identification devient possible. La question n’est donc pas tranchée puisque le poids des avantages et des inconvénients respectifs de chaque solution est apprécié diversement.
La problématique de la gestation pour autrui (mère porteuse) est très délicate. Certains craignent la marchandisation du corps de la femme. D’autres se plaignent d’une entrave aux libertés quand cette gestation pour autrui est interdite à un couple stérile. Il n’est pas possible d’obtenir un consensus dans la société française actuelle et plutôt que d’inciter à des polémiques farouches, il paraît plus sage d’encourager l’expression raisonnable et sereine de l’ensemble des points de vue jusqu’à ce que la confrontation des personnes favorables et des personnes opposées à la gestation pour autrui amène à une attitude acceptable par la grande majorité.
Dans l’immédiat, pourtant, il nous faut nous prononcer sur un sujet d’actualité : le statut des enfants de familles françaises ayant recouru à des gestations pour autrui à l’étranger. Dans le droit français, ces enfants ne pouvaient pas être reconnus comme appartenant complètement à la famille d’accueil et cette carence mérite d’être corrigée, dans l’intérêt de ces familles et, en premier lieu, de ces enfants.
Don d’organes post-mortem
La pratique des transplantations nécessite le don d’organes soit à partir d’un donneur vivant volontaire, soit à partir d’un donneur décédé. Actuellement, la loi française autorise le prélèvement sur un sujet en état de mort cérébrale pour peu qu’il n’ait pas exprimé son refus lorsqu’il était vivant. Cependant, la loi précise qu’un dialogue est nécessaire avec la famille du sujet décédé. La difficulté vient du fait que la plupart des sujets victimes d’accident et en état de pouvoir céder certains de leurs organes pour des greffes, n’ont pas clairement exprimé leur décision à ce sujet. Les membres des familles consultées émettent souvent des avis divers et pour peu qu’un des proches du défunt s’y oppose, le prélèvement n’est pas réalisé. Cela est responsable d’une grande pénurie d’organes et donc du décès de nombreuses personnes inscrites sur des listes d’attente et non greffées. S’il n’y avait pas ces refus qui surviennent dans 30 à 50 % des cas, il n’y aurait aucune pénurie d’organes et tous les malades nécessiteux pourraient recevoir une transplantation.
Il est paradoxal de considérer que la pratique d’une autopsie médico-légale n’est pas soumise à la réflexion de la famille mais est imposée chez les victimes de meurtre ou chez certains accidentés, tandis que le prélèvement d’organes pour sauver d’autres vies humaines est soumis à cette condition. En exprimant les choses de façon un peu caricaturale, tout se passe comme si le fait de prélever des organes sur un sujet décédé était imposé par les pouvoirs publics, sans possibilité de dérogation, lorsque sont en jeu les intérêts d’une enquête judiciaire ou les intérêts financiers d’une assurance, alors que ce même prélèvement est soumis à des conditions beaucoup plus restrictives lorsqu’il est proposé pour sauver la vie de malades gravement atteints.
A la porte de l'éternité, de Vincent van Gogh, 1890
Il apparaît donc, toujours dans une réflexion humaniste et laïque, indispensable d’offrir des conditions améliorées de prélèvement d’organes. Ma proposition est de faire beaucoup mieux connaître le registre où peut se faire inscrire chacun d’entre nous lorsqu’il refuse le prélèvement de ses organes après sa mort puis, si la personne décédée n’est pas inscrite, de pouvoir procéder, sans délai et sans une discussion perturbante pour la famille elle-même, au prélèvement d’organes.
Neurosciences
La recherche dans les neurosciences a, elle, été longtemps différée du fait d’une sorte d’autocensure que l’on peut résumer très schématiquement en deux phases. Dans un premier temps, le cerveau étant le siège de la pensée humaine et Dieu étant considéré comme l’instigateur de celle-ci, il aurait été mal venu et prétentieux d’espérer comprendre le ressort de cette pensée ; d’ailleurs, les limites de la réflexion étaient dictées par la religion. Dans une période plus récente, la timidité des chercheurs s’explique par l’idée que le cerveau humain étant l’outil qui permet de progresser dans les connaissances, il paraissait difficile à cet organe de faire un retour sur lui-même pour s’autoanalyser. Actuellement, il s’agit au contraire de l’un des domaines les plus féconds de la recherche médicale, effectué dans le strict respect de la bioéthique mais sans inhibition dogmatique.
Fin de vie dans la dignité
Plusieurs histoires dramatiques ont défrayé la chronique, faisant connaître à tout le monde l’existence de situations dramatiques où des malades en fin de vie désirent abréger leur souffrance physique et mentale mais ne sont pas en capacité de le faire eux-mêmes. Certes, le nombre de ces circonstances a diminué avec l’introduction de moyens permettant d’améliorer les soins palliatifs, le traitement de la douleur, etc. Il reste que, dans environ 4000 cas chaque année en France, des situations se présentent sans solution acceptable pour des personnes implorant la fin de leur vie.
En vérité, chez certains malades en fin de vie, les souffrances sont abrégées par des procédés médicamenteux qui accélèrent le décès. Cela n’étant ni codifié, ni autorisé par la loi, il y a de grandes disparités d’un hôpital à un autre, d’une équipe à une autre et il y a donc de regrettables injustices. De plus, des équipes soignantes peuvent être poursuivies pour de telles des risques d’abus ou de mauvaise application dans certains cas. À plusieurs reprises ont été proposés, dans notre pays, des projets de loi permettant de réglementer, de façon très restreinte, contrôlée et limitée, les modalités d’une fin de vie dans la dignité.
Cela permettrait d’impliquer un collège de médecins, d’éviter des désespoirs, des décisions prises dans des moments de dépression transitoire, des pressions de famille ou tout autre inconvénient. Alors même qu’une immense majorité de la population française est favorable à une telle évolution, alors même que l’expérience de nombreux autres pays nous montre bien où il faut mettre les limites pour éviter toute dérive, la France continue inexplicablement à s’opposer, de façon irrationnelle, à cette évolution.
Il ne s’agit bien sûr pas d’imposer quoi que ce soit à qui que ce soit, ni pour les malades concernés, ni pour les équipes soignantes puisque la liberté est laissée à tous. Il s’agit seulement de conquérir un droit supplémentaire pour ceux qui veulent l’application pour eux-mêmes de cette possibilité, tandis que ceux qui la refusent attendraient comme aujourd’hui l’heure de ce qu’ils appellent « la mort naturelle». De même, la clause de conscience permettrait au personnel réticent de se soustraire à cette activité, comme cela se déroule dans les services de gynéco-obstétrique où sont réalisées des IVG.
Respect de l’autre
Ce débat n’est d’ailleurs pas sans rappeler les polémiques qui ont présidé à la loi sur l’IVG instaurant dans notre pays un droit à une liberté de choix pour les femmes dont certaines revendiquaient la possibilité d’interrompre une grossesse, dans certaines conditions. Cette avancée n’a cependant pas pu faire l’économie de manifestations violentes de la part des opposants : commandos s’attachant aux tables d’opération en France, assassinat de chirurgiens pratiquant l’IVG aux États-Unis, etc. Les intégristes religieux n’ont, pour certains, pas hésité à tuer des médecins et des femmes, au nom « de la défense de la vie de l’enfant à naître ». La plume de ceux qui ont écrit des appels au crime, aussi coupables qu’invraisemblables, a tué aussi sûrement que le pistolet de l’assassin lui-même. Les auteurs de documents extrémistes en cette matière peuvent bien sûr être considérés comme complices des meurtriers.
Dans tous ces aspects de l’activité humaine, qu’ils soient scientifiques, médicaux ou sociétaux, la laïcité est indispensable à l’éviction des fondamentalistes religieux. Elle est indispensable pour en faire reculer les conséquences très dangereuses et pour ouvrir les esprits à un plus grand respect de l’autre, de celui qui pense différemment. Il n’est pas d’autre méthode pour le progrès de l’humanité qu’une approche scientifique humble en quête de vérités parfois difficiles à appréhender, en gardant constamment à l’esprit le doute créateur, certains diraient même la zététique.
Condorcet avait parfaitement raison d’écrire « la vérité appartient à ceux qui la cherchent et non point à ceux qui prétendent la détenir ». La rigueur de la démarche intellectuelle, sans a priori, est indispensable à la qualité des résultats proposés. Jean Bernard répétait à juste titre, comme un leitmotiv, que « ce qui n’est pas scientifique n’est pas éthique ». Cette éthique même qu’il désignait comme n’étant « pas une métaphysique » mais au contraire comme relevant d’une approche « pragmatique ».
Une démarche conjointement scientifique et éthique doit présider à tous les efforts permettant la progression des connaissances. Elle est aussi évidemment nécessaire à la qualité des soins délivrés aux malades. En aucun lieu et en aucun temps il n’a jamais existé de très bonne médecine clinique sans recherche associée. D’ailleurs, l’esprit de recherche est indispensable à la bonne formulation des dia- gnostics et des propositions thérapeutiques.
La laïcité apparaît importante pour la liberté du chercheur. Elle doit être appliquée avec fermeté, sans accommodements raisonnables qui seraient perçus comme des compromis voire même des compromissions. Pour autant, la laïcité n’est pas du tout en opposition avec les religions. Elle permet au contraire la liberté de croyance de chacun et le libre exercice de chaque culte. Laïcité et progrès scientifique ne sont évidemment pas incompatibles avec des convictions religieuses. De nombreux chercheurs et savants sont croyants, conjuguant harmonieusement leur foi et les progrès des connaissances. La laïcité doit d’ailleurs être attentive à ne pas être perçue par ses détracteurs comme l’équivalent d’un intégrisme religieux...
Dignité et épanouissement
Il est toujours souhaitable, pour convaincre du bienfait apporté par le progrès, ou de nouvelles façons de penser, d’utiliser une forme respectueuse, pédagogique et avec des explications qui n’excluent pas une attitude d’écoute. Selon Fénelon, «il ne suffit point de montrer la vérité, il faut la peindre aimable ». C’est bien cet exercice conjoint d’une fermeté dans le respect des règles de la laïcité et d’une attitude respectueuse pour les diverses philosophies personnelles qui doit permettre à la science de poursuivre son inexorable progrès.
S’il est évidemment très juste que « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme», il est non moins exact que « conscience sans science n’est que naufrage de l’esprit » ou comme le disait plus simplement et sans fard Jean Bernard, « la conscience sans la science est inutile ». Aujourd’hui, si tous les intégrismes doivent être également combattus, ne nous cachons pas que celui qui apporte au quotidien les plus grands dangers est le fondamentalisme islamiste. Les extrémistes d’autres religions ont provoqué dans l’histoire d’importants dégâts, de nombreux meurtres, de l’obscurantisme. L’Inquisition s’était fait une spécialité de la lutte contre toute lumière de l’esprit humain. À notre époque, l’intégrisme islamiste est responsable des plus grands massacres, des destructions d’œuvres d’art, des reculs à des modes de pensée et des modes de vie plus primitifs, des interdictions d’enseignement, particulièrement sévères vis-à-vis des jeunes filles, etc.
Malek Boutih parle à ce propos d’islamo-fascisme, soulignant que « l’islamisme ne naît pas de la pauvreté et de la marginalisation, il les manipule ». Ceci nous enseigne que si nous devons bien sûr déployer des efforts redoublés pour corriger la pauvreté, nous ne pouvons pas être naïfs au point de croire que cela sera suffisant pour faire reculer efficacement et complètement cet intégrisme.
Une plus grande connaissance et une application par tous de la laïcité, une confiance restaurée dans le progrès sont également des outils à employer dans ce combat de longue haleine.
Afin que l’aventure humaine se poursuive, afin que personne ne soit soumis et réduit à l’obscurantisme, afin que la dignité et l’épanouissement de l’homme prospèrent, pour une humanité meilleure, nous avons le devoir d’enseigner la laïcité, les sciences et la bioéthique. Dans l’exercice de cet enseignement, rappelons-nous le conseil de Condorcet : « Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacune de- vienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison ».
Jean-Louis Touraine