Cercle Condorcet de la Savoie
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Laïcité éclairée et laïcité aveugle...

  • Le 27/04/2024
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LA TOLÉRANCE, ENTRE FRATERNITÉ ET INDIFFÉRENCE

Philippe LARRALDE

Université de Reims

https://www.cairn.info/revue-l-enseignement-philosophique-2017-4-page-9.htm

I. LA LAÏCITÉ « OUVERTE » COMME LAÏCITÉ AVEUGLE

D’une manière générale l’enjeu de la laïcité est l’émancipation du politique et son autonomie par rapport à la tutelle du religieux (le dépassement du « théologico-politique ») : ce qui légitime la loi ne peut plus être une instance extérieure (et supérieure) à l’homme (Dieu ou la nature) mais seulement le débat démocratique permettant de déterminer la volonté générale : il ne saurait être question de se soumettre à autre chose qu’à la raison (passage historique de l’hétéronomie à l’autonomie). Comme le note si profondément Kant (Qu’est-ce que les Lumières?), il s’agit là de la sortie de l’humanité de son état de minorité dont elle est elle-même responsable. Plus concrètement, cela implique le principe de séparation des Églises et de l’État. On le sait, une telle séparation est définie en France par la loi de 1905.

La suite : environ 30mn de lecture

Cette loi, qui admet pour principe premier la liberté de conscience, semble bien être parfaitement satisfaisante pour qui veut comprendre ce qu’est la laïcité. Or, au cours des débats actuels sur ce sujet, est apparue l’idée d’une laïcité «ouverte» (ou « d’inclusion »), entendre par là tolérante. La conception anglo-saxonne serait ainsi plus « ouverte » que celle qui prévaut en France, cette dernière étant perçue comme intolérante à l’égard des religions. Comme le note très bien Henri Pena Ruiz : « La notion de laïcité ouverte est maniée par ceux qui en réalité contestent la vraie laïcité, mais n’osent pas s’opposer franchement aux valeurs qui la définissent ».

Il me semble qu’il convient ici de faire deux remarques. La première est que ce reproche est l’expression d’un contresens total sur la conception française de la laïcité ; la seconde est que ces deux laïcités s’opposent non comme une laïcité ouverte à une laïcité intolérante mais, très précisément, comme une laïcité aveugle à une laïcité éclairée.

S’agissant du premier point, la laïcité qui se dit « ouverte » considère que la conception française risque de virer à l’anti-religion. Il suffit de lire la loi de 1905 pour qu’apparaisse l’absurdité d’une telle interprétation : « La République garantit le libre exercice des cultes ». Il ne s’agit pas seulement de tolérer mais bien de garantir cette liberté. S’il arrivait que celle-ci soit menacée, les citoyens victimes de cela seraient l’objet d’une discrimination inacceptable et le devoir de l’État serait d’intervenir pour protéger ou rétablir cette liberté. C’est bien entendu l’exact contraire d’une quelconque hostilité envers les religions. Si l’idée d’une laïcité « ouverte » signifie qu’il s’agit d’éviter l’intolérance supposée de celle qui est définie en France en 1905 , cela n’a donc absolument aucun sens. L’expression « laïcité ouverte » suggère ainsi faussement que la véritable laïcité serait (par contraste) une laïcité fermée, excluante.

Cependant il y a là deux interprétations qui déterminent deux mises en application différentes du principe de laïcité. Dans la pratique, cela pose essentiellement le problème de la tolérance. En tant que disposition d’esprit, la tolérance est associée à l’acceptation de l’autre dans sa différence et, à ce titre, on lui confère tout naturellement une très grande valeur. Ses vertus ne sont bien entendu plus à démontrer. Mais, si l’on y réfléchit un peu, un problème apparaît immédiatement : si l’on est attaché à un « vivre ensemble » pleinement humain, il y a à l’évidence une limite à la tolérance : on ne peut que refuser absolument ce qui est intolérable. Chacun est libre, bien entendu, mais pas d’agresser son voisin. Si bien que la tolérance n’a de sens que si elle est accompagnée d’une réflexion sur la limitation réciproque des libertés. Donnons la parole au pasteur Rabaut Saint-Étienne (à l’Assemblée, 23 août 1789) dans le cadre de la défense de la liberté de culte : « La tolérance ! je demande qu’il soit proscrit, et il le sera, ce mot injuste ». Ce révolutionnaire pose la question cruciale : la tolérance peut être injuste ; sans la réflexion sur le droit, elle est arbitraire. Il est vrai qu’il ne saurait y avoir de laïcité sans tolérance, mais une tolérance excessive envers une catégorie de citoyens revient toujours à léser une autre catégorie. C’est pourquoi une tolérance a priori qui n’examinerait pas avec précision ce sur quoi elle porte afin de juger si elle n’est pas éventuellement excessive ou insuffisante (mieux : excessive avec certains et insuffisante avec d’autres) est une attitude arbitraire; c’est très exactement une tolérance aveugle fondant une laïcité elle- même aveugle. À l’inverse, comme nous le verrons sur un exemple (la loi du 15 mars 2004 ), la laïcité française s’interroge sur la limitation réciproque des libertés : c’est en ce sens une laïcité éclairée ; la laïcité « ouverte », qui tient cette question pour négligeable et s’en remet à une tolérance envisagée a priori comme quasi sans limites, est précisément une laïcité aveugle.

Comprendre cette distinction fondamentale implique d’abord une analyse plus fine de la notion de tolérance.


 

II. LA TOLÉRANCE, ENTRE FRATERNITÉ ET INDIFFÉRENCE

Il y a d’abord, bien sûr, l’association entre tolérance et humanité: même si l’autre est différent de moi, même s’il se trompe ou commet des fautes, c’est un humain qui, comme moi-même, est faillible; je ne dois donc pas le condamner mais manifester à son égard une tolérance, laquelle lui donnera la possibilité d’évoluer positivement. Faire preuve de tolérance c’est d’abord faire preuve d’humanité, ce qui est bien entendu infiniment précieux. En ce sens la tolérance est d’abord la manifestation de la fraternité.

La valeur irremplaçable de la tolérance apparaît de manière particulièrement évidente lorsqu’elle s’oppose au fanatisme. Le célèbre Traité sur la tolérance de Voltaire en présente un plaidoyer remarquable à propos de l’affaire Jean Calas, ce protestant accusé faussement d’avoir tué son fils, lequel avait l’intention de se convertir au catholicisme : s’il a été condamné et exécuté, c’est uniquement par fanatisme, en raison de son appartenance religieuse. On a là un cas évident d’intolérance inhumaine. De même, sur le plan politique, l’Édit de Nantes (1598 ), qui tolère le culte protestant, met fin aux massacres engendrés par les guerres de religions. C’est un pas décisif vers la liberté de conscience qui fonde la laïcité achevée. L’importance pratique de cet édit de tolérance apparaît avec évidence si l’on songe que sa révocation par Louis XIV (1685 ) ouvrira la possibilité d’une nouvelle persécution des protestants.

Mais alors pourquoi Rabaut Saint-Étienne présente-t-il une critique si radicale de cet état d’esprit si précieux qu’est la tolérance? Précisément parce que, si c’est un pas décisif vers la liberté de conscience (donc la laïcité achevée), ce n’est par ailleurs qu’un pas dans la bonne direction : ce n’est pas encore l’affirmation de la liberté de conscience comme un droit. Écoutons plus précisément Rabaut Saint-Étienne :

« La liberté de la pensée et des opinions est un droit inaliénable et imprescriptible. Cette liberté, Messieurs, elle est la plus sacrée de toutes, elle échappe à l’empire des hommes, elle se réfugie au fond de la conscience comme dans un sanctuaire inviolable où nul mortel n’a le droit de pénétrer, elle est la seule que les hommes n’aient pas soumise aux lois de l’association commune. La contraindre est injustice, l’attaquer est un sacrilège. Je ré- clame pour deux millions de citoyens utiles leurs droits de Français. Ce n’est pas la tolé- rance qu’ils demandent: c’est la Liberté. La tolérance! le support! le pardon! la clémence ! idées souverainement injustes envers les dissidents, tant il est vrai que la différence de religion, que la différence d’opinion n’est pas un crime. La tolérance! je de- mande qu’il soit proscrit à son tour, et il le sera, ce mot injuste qui ne nous présente que comme des citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne ! »

On ne saurait mieux dire; où l’on voit que la tolérance qui ne s’accompagne pas d’une réflexion sur la limitation réciproque des libertés est aveugle : la tolérance envers les protestants entérine le privilège du catholicisme. C’est donc en effet une tolérance injuste. Elle est certes préférable au fanatisme mais il lui manque la réflexion sur la limitation réciproque des libertés (elle accorde trop aux catholiques et trop peu aux protestants). Elle introduit donc (en refusant le fanatisme) une dose d’humanité et de fraternité, mais c’est une fraternité condescendante qui ne correspond pas à la reconnaissance pleine et entière de l’égalité des droits, qu’implique la fraternité républicaine. Par ailleurs, dans la mesure où elle repose sur l’acceptation d’un privilège du catholicisme, elle engendre chez les protestants (comme Rabaut Saint-Étienne) un sentiment de révolte: il serait déplacé de demander à ces derniers de tolérer de manière stoïque ce privilège.

La tolérance qui ne s’appuie pas sur une réflexion rigoureuse portant sur la limitation réciproque des libertés est au fond une tolérance arbitraire qui généralement ac- corde trop ou trop peu (mieux : trop à certains et trop peu à d’autres), mais ne reconnaît pas l’égalité en droits de tous les citoyens.

Qu’une tolérance puisse être arbitraire, c’est ce qu’exprime parfaitement Mirabeau (toujours à l’Assemblée en 1789 ) :

« Je ne viens pas prêcher la tolérance. La liberté la plus illimitée de religion est à mes yeux un droit si sacré que le mot de tolérance qui voudrait l’exprimer me paraît en quelque sorte tyrannique de lui-même puisque l’autorité qui tolère pourrait ne pas tolérer. »

C’est ainsi, bien entendu, que l’Édit de Nantes a pu être révoqué (et que, en 1787 , Louis XVI promulgue à nouveau un édit de tolérance); c’est ainsi qu’une société peut admettre certains comportements jusqu’au jour où ceux-ci apparaissent éventuellement comme insupportables. La tolérance sans le droit dépend uniquement de la capacité (éminemment changeante) de supporter les comportements plus ou moins étranges ou abusifs d’autrui.

Or si la laïcité éclairée ne peut être que celle qui s’accompagne d’une réflexion rigoureuse sur la limitation réciproque des libertés, celles-ci étant attachées à chaque citoyen comme individu, elle ne peut concerner que les droits individuels et en aucun cas des droits spécifiques qui seraient accordés à une catégorie particulière de citoyens en raison de leur appartenance religieuse. Comme cela est énoncé dans la loi de 1905 , il s’agit essentiellement de garantir à chaque citoyen le respect de la liberté de conscience (concrètement: « La République garantit le libre exercice des cultes »). Le problème fondamental est donc que les libertés accordées aux uns n’empiètent pas sur celles des autres. Lorsque la tolérance ne prend pas en compte cette question, il peut en résulter deux situations : ou bien l’on accorde moins que ce droit fondamental, ou bien l’on accorde plus. Dans le premier cas (ce que dénoncent Rabaut Saint-Étienne et Mirabeau) on ne reconnaît pas certains citoyens comme égaux en droits (il y a donc discrimination) ; dans le second on fonde le « vivre ensemble » sur l’indifférence. En effet cela signifie que l’on a accordé des droits spécifiques à tell communauté (religieuse ou autre), lesquels vont au-delà de la reconnaissance commune de la liberté de conscience (impliquant la liberté de culte) ; en un mot que l’on a accordé des privilèges (par exemple il est conforme à la liberté de conscience de manifester son appartenance religieuse dans la rue, mais non d’envahir celle-ci) ; or, en matière de laïcité, supporter des privilèges c’est endurer une affirmation de telle appartenance religieuse qui réduit abusivement mon propre espace de liberté. Dans un tel cas, je « prends sur moi », je me protège par une dose suffisante d’indifférence contre ce que, par ailleurs, je désapprouve : si, par exemple, je tolère que certains prédicateurs tiennent des discours de haine et d’appel à la violence au nom de telle religion, je perçois bien, d’une part, que cela est abusif, je le désapprouve, mais, tant que je ne pose pas la question de la limitation réciproque des libertés, je n’ai le choix qu’entre le conflit (comme réaction inévitable face à un abus) ou l’indifférence. Or il est vrai que, dans l’immédiat, l’indifférence (la « tolérance ») vaut mieux que la guerre. Il apparaît donc que la tolérance, lorsqu’elle ne s’accompagne pas d’une réflexion sur la limitation réciproque des libertés et qu’elle accorde à certains plus que la liberté de conscience, implique de faire reposer le « vivre ensemble » sur l’indifférence (sans laquelle les abus engendrent la violence).

Suivant qu’elle s’accompagne d’une réflexion sur le droit (et est inspirée par la fraternité républicaine) ou qu’elle méconnaît une telle réflexion et cautionne des abus dans l’affirmation d’une appartenance religieuse, la tolérance évolue ainsi de l’humanité à l’indifférence.

Si bien que le principe même d’une laïcité éclairée est de n’avoir qu’une ambition : la garantie de la liberté de conscience pour chaque citoyen, impliquant le refus de toute discrimination mais aussi de tout privilège. C’est cela qu’a si bien exprimé le comte de Clermont-Tonnerre lors du débat sur l’émancipation des juifs (1791 ). À la question de savoir quels droits il convient d’accorder aux juifs, il répond ceci :

« Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus ; [...] il faut qu’ils soient individuellement citoyens. »

Telle est la laïcité éclairée. Il convient d’en préciser la signification.


 

III. LA LAÏCITÉ ÉCLAIRÉE : GARANTIE DE LA LIBERTÉ, DE L’ÉGALITÉ ET DE LA FRATERNITÉ

Nous venons de voir que, contrairement à la laïcité aveugle (dite « ouverte ») qui, par tolérance, accorde des droits à telle ou telle communauté, la laïcité éclairée ne prend en compte que des citoyens envisagés comme individus et dont il s’agit de garantir le droit le plus absolu, à savoir la liberté de conscience, ni moins ni plus.

Cela correspond à deux conceptions tout à fait distinctes de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

1 . Liberté commune ou libertés privilèges

Du point de vue de la laïcité éclairée, il s’agit de garantir la même liberté fondamentale (la liberté de conscience) à tous: de garantir donc la liberté commune. Cela passe bien sûr (car chacun a ce droit) par une réflexion rigoureuse sur la limitation réciproque des libertés.

Du point de vue de la laïcité aveugle (« ouverte »), la liberté religieuse se traduit par des droits spécifiques accordés à des communautés religieuses comme telles, ce qui constitue un privilège par rapport à la règle commune applicable à tous les citoyens. Par exemple, aux États-Unis, les associations religieuses comme telles sont exemptées d’impôt. Cela revient à les faire financer par tous les citoyens (qui, eux, paient l’impôt), y compris par ceux qui ne sont pas concernés par la religion. Le privilège accordé à certaines communautés religieuses correspond à une augmentation arbitraire de la contribution fiscale de chaque citoyen. Il y a là très précisément un aveuglement concernant la définition des droits et devoirs de chacun.

La seule manière de garantir à chacun toute la liberté possible sans que celle-ci empiète sur celle d’autrui est d’adopter la ligne de conduite préconisée par le comte de Clermont Tonnerre: refuser tout droit spécifique aux communautés (c’est-à-dire tout privilège) et accorder tous les droits de citoyen à chacun comme individu.

C’est ainsi que la laïcité éclairée s’accompagne nécessairement d’une réflexion rigoureuse sur la limitation réciproque des libertés. C’est de ce point de vue qu’il faut comprendre la loi française du 15 mars 2004 , laquelle est jugée liberticide par la laïcité aveugle (« ouverte »).

Cette loi dispose que « sont interdits dans les écoles, collèges et lycées les signes ou tenues qui manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Son texte est re- pris à l’article 14 de la charte de la laïcité de 2013 qui doit être affichée dans tous les établissements scolaires. Cette même charte explicite parfaitement en son article 6 le principe qui légitime cette loi de 2004 :

« La laïcité de l’École offre aux élèves les conditions pour forger leur personnalité, exercer leur libre arbitre et faire l’apprentissage de la citoyenneté. Elle les protège de tout prosélytisme et de toute pression qui les empêcheraient de faire leurs propres choix. »

La question posée est très exactement celle de la limitation réciproque des libertés.

D’une part, il ne s’agit pas, bien entendu, de contester le droit de chaque élève à manifester son appartenance religieuse : les signes religieux discrets ne posent aucun problème à l’école ; de même chacun peut librement exprimer ses croyances religieuses dans une discussion (ce n’est nullement un sujet tabou). En un mot le principe de liberté de conscience et d’expression est parfaitement respecté s’agissant des croyances religieuses des élèves.

Mais un autre principe intervient : la nécessité de garantir que l’école soit un espace de neutralité, ce qui constitue la condition indispensable pour que tous les élèves soient protégés « de tout prosélytisme et de toute pression qui les empêcheraient de faire leurs propres choix ». Il s’agit donc de préserver la liberté de conscience de chaque élève afin que tous puissent sans entrave développer leur raison et leur capacité de jugement. Pour cela il peut être nécessaire de limiter la manifestation par certains de leur appartenance religieuse: lorsque cette manifestation est « ostensible », elle constitue une pression, c’est-à-dire un non-respect de la neutralité garantissant la sérénité indispensable à la libre réflexion. L’interdiction à l’école des signes ou tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse correspond donc, non à un quelconque arbitraire, mais au contraire à une réflexion très exigeante sur la limitation réciproque des libertés. Elle relève ainsi d’une laïcité éclairée. Il convient de préciser ce point décisif.

Il faut ici souligner que cette loi ne résulte nullement d’une décision irréfléchie: c’est l’aboutissement d’un processus démocratique exemplaire. Comme le note Caroline Fourest , « il est faux de dire que la France n’a pas essayé la tolérance. Elle a essayé » (pendant quinze ans). « Mais ça n’a pas marché. » En 2 0 0 3 Jacques Chirac met en place une commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité présidée par Bernard Stasi. Cette commission a mené des auditions de 1 4 0 représentants de la société civile, auditions retransmises sur la chaîne de télévision parlementaire. Elles ont mis en évidence une réalité impossible à contester : la montée du radicalisme religieux à l’école et la volonté de ce dernier de tester les limites de la tolérance publique. Ces limites devaient donc absolument être définies, ce que fera la loi de 2004 . Sans entrer dans le détail, notons que la commission Stasi a considéré (à l’unanimité moins une voix) qu’il était indispensable de protéger la liberté des élèves contre les abus de l’affirmation d’une appartenance religieuse chez certains d’entre eux. Écoutons Caroline Fourest :

« La commission a accepté d’entendre la version d’une des militantes les plus en pointe pour défendre le port du voile à l’école sur les plateaux de télévision: Saïda Kada. À chaque question ou presque, un militant homme venu l’accompagner répondait à sa place. À l’inverse, trois élèves de culture musulmane ne souhaitant pas porter le voile à l’école publique ont demandé à être auditionnées à l’abri des caméras, par peur des représailles. Sous l’œil attentif des sages, elles ont expliqué que si le voile devenait officiellement autorisé à l’école publique, elles n’auraient plus d’excuse pour ne pas le porter avant leur majorité... Un appel à l’aide qui a marqué les membres de la commission. »

L’interdiction de 2004 n’est donc nullement une atteinte à la liberté religieuse mais la réponse à un appel à l’aide de certaines élèves victimes d’une négation intolérable de leur liberté de conscience.

Nous touchons ici à l’erreur fondamentale de la laïcité aveugle (« ouverte »): com- prendre la liberté religieuse comme pouvant justifier une négation de la liberté de conscience. Comme le note Catherine Kintzler, la liberté religieuse sans la liberté de conscience revient à accorder une « primauté aux religions ». C’est ainsi que défendre le « droit » pour certaines élèves de porter le voile à l’école revenait à méconnaître le grave abus dont étaient victimes d’autres élèves que la terrible pression de l’entourage (impliquant la possibilité de représailles) contraignait à le faire ; ceux qui s’émeuvent de l’impossibilité pour certaines de porter le voile ne prennent jamais en compte ce scandale de la négation de la liberté de conscience. N’est-il pourtant pas plus bouleversant de se souvenir que, dans la période même où débattait la commission Stasi, certaines lycéennes algériennes ont été vitriolées ou même assassinées pour avoir osé venir en classe sans voile ?

Telle est donc l’erreur fondamentale de la laïcité aveugle (« ouverte ») : donner priorité à la liberté religieuse sur la liberté de conscience. La laïcité éclairée (telle que définie en France) comprend à l’inverse que la liberté religieuse comme égale liberté de culte pour tous les citoyens n’est qu’un aspect du principe fondamental de la liberté de conscience. C’est ainsi que la laïcité aveugle défend des privilèges accordés aux différentes communautés religieuses lorsque la laïcité éclairée ne fait que garantir également à tous la liberté commune.

Il y a là deux conceptions différentes de l’égalité.

2 . Stricte égalité républicaine ou bricolage d’une égalité dans les privilèges

La question centrale est ici celle de la séparation des Églises et de l’État.

Dans la perspective française d’une laïcité éclairée, cette séparation (telle que dé- finie en 1905 ) est rigoureuse, ce qui entraîne le respect de la stricte égalité républicaine : il faut refuser tout droit spécifique aux membres de telle communauté religieuse en tant que tels mais tout leur accorder en tant qu’individus. Chaque citoyen bénéficie exacte- ment des mêmes droits, ni moins ni plus que tout autre, et cela abstraction faite de ses diverses appartenances.

Dans la perspective anglo-saxonne d’une laïcité aveugle (« ouverte », c’est-à-dire ne s’accompagnant pas d’une réflexion exigeante sur la limitation réciproque des libertés), la séparation manque de rigueur. Cela signifie que certains privilèges accordés à la religion historiquement dominante demeurent même après le processus de sécularisation. Dans ces conditions, le souci démocratique d’égalité prend la forme de la compensation : si la religion dominante bénéficie de privilèges, il n’y a pas de raison pour que les autres communautés religieuses n’en bénéficient pas également.

En résumé, du point de vue de la laïcité aveugle, il convient de bricoler une égalité dans les privilèges (les droits spécifiques, plus ou moins comparables, accordés aux différentes communautés religieuses); du point de vue de la laïcité éclairée, l’égalité est rigoureuse et parfaite puisqu’il s’agit de n’accorder aucun privilège à aucune communauté religieuse. L’égalité républicaine rigoureusement appliquée consiste simplement à garantir également à tous les citoyens la liberté individuelle de culte comme représentant un aspect particulier de la liberté de conscience et d’expression.

Caroline Fourest présente très bien cette logique d’égalité dans les privilèges dans le cas britannique:

La Grande-Bretagne s’est émancipée en créant une religion d’État, anglicane, au service du temporel et de ses désirs. Cette transition n’est pas passée par un divorce comme en France, mais par un nouveau mariage. Depuis, cette liaison prolongée oblige les Britanniques à compenser le statut privilégié de l’Église anglicane en cédant aux revendications communautaires des minorités religieuses. Comme le droit de passer par des tribunaux d’arbitrage familiaux basés sur la Thora ou la charia. Ce qui prête parfois à confusion avec la loi commune et désespère les laïques.

Il y a là une véritable négation de l’égalité républicaine (bien sûr parce que la même loi ne s’applique pas à tous mais également parce que les traditions religieuses évoquées ne reconnaissent nullement l’égalité de l’homme et de la femme). Alors que (lors de la célèbre nuit du 4 août 1789 ) l’abolition des privilèges a été un des acquis les plus fondamentaux de la Révolution française et la base même de la démocratie, les pays anglo- saxons admettent comme évident de fonder leur attitude à l’égard des communautés religieuses sur l’acceptation de privilèges:

Dans ces pays, les communautés religieuses ont obtenu des « accommodements », en fait des dérogations à la loi, que les autres citoyens n’obtiennent jamais. Qu’un élève se présente avec un « couvre-chef » alors qu’ils sont interdits à l’école et il devra enlever son chapeau. Mais si cet élève, en l’occurrence une élève, explique que son « couvre-chef » lui est réclamé par Dieu, alors elle pourra le garder. Et ce n’est pas valable que pour les chapeaux... C’est aussi valable pour les couteaux ! Qu’un élève veuille venir à l’école avec son couteau et on le lui interdira. Si ce couteau est un symbole sikh, il pourra le garder. Estimons-nous heureux qu’aucune religion n’ait été inventée du temps des kalachnikovs, et que cela ne soit pas encore un objet consacré.

C’est heureux en effet...

C’est ainsi que la laïcité aveugle (« ouverte »), non contente d’accepter éventuellement la négation de la liberté de conscience au nom d’une conception non réfléchie de la liberté religieuse, adopte une logique de droits spécifiques qui est la négation du principe démocratique fondamental de l’abolition des privilèges. Face à ces graves égarements, la laïcité éclairée à la française est parfaitement en accord avec les exigences de la liberté et de l’égalité républicaines.

S’agissant de la question de l’égalité, il convient de préciser le devoir de neutralité de l’État.

Il est évident que les représentants de l’État doivent observer une stricte neutralité en matière religieuse ; mais la neutralité de l’État n’est absolument pas passive, il ne se désintéresse nullement de la question. En effet il doit garantir également à tous le libre exercice du culte. Deux questions se posent alors immédiatement: aucun citoyen ne doit être victime de discrimination ; aucun ne doit bénéficier de privilèges. Comprenons cela sur deux exemples.

Il pourrait sembler étrange, eu égard à la neutralité de l’État, que la télévision publique retransmette des émissions religieuses le dimanche matin. Pourtant l’État est ici dans son rôle de neutralité active. En effet il considère que certains citoyens, en raison de l’âge, du handicap ou de la maladie, ne sont pas en mesure de se déplacer sur les lieux du culte de leur choix. Ils ne jouissent donc pas comme tous les autres de la liberté de culte. L’État ne doit certes pas se mêler de religion, mais il est garant de l’égalité, y compris s’agissant de la possibilité d’exercer le culte de son choix. C’est précisément sa neutralité qui rend nécessaire la lutte contre les discriminations.

D’autre part l’État est également dans son rôle de neutralité active lorsqu’il pose une limite aux demandes de privilèges de certains citoyens. Il n’y a aucune légitimité à demander un traitement de faveur en raison de son appartenance religieuse. On le sait, cette question est quotidiennement posée dans les cantines scolaires. Que faut-il penser des demandes de repas alternatifs au porc (lorsque celui-ci est au menu) au nom d’une exigence religieuse par des élèves juifs ou musulmans ? Il convient ici de distinguer deux aspects : l’application du principe de laïcité et la possibilité d’une bonne volonté.

Tout d’abord cette demande est celle d’un traitement de faveur au nom d’une appartenance religieuse, c’est finalement une demande de privilège. En ce sens elle est bien entendu irrecevable car non conforme à la valeur fondamentale de l’égalité républicaine. La circulaire du 16 août 2011 est sans équivoque sur ce point. On y lit: « Le fait de prévoir des menus en raison de pratiques confessionnelles ne constitue ni un droit pour les usagers ni une obligation pour les collectivités. »

Pour autant il n’est pas interdit d’être de bonne volonté. C’est même recommandé. Il est donc tout à fait possible de proposer des menus de substitution lorsque du porc est prévu. Cela n’est en rien contraire à la laïcité mais à deux conditions : d’une part que toutes les personnes concernées (élèves, parents etc.) soient conscientes que c’est bien un acte de bonne volonté (et en aucun cas une obligation qui serait liée à un quelconque droit des usagers), d’autre part, précisément parce que cela repose uniquement sur la bonne volonté, que les demandes ne soient pas difficiles à satisfaire (il n’est pas question, pour cette évidente raison, de proposer des menus casher ou hallal). C’est au fond le respect mutuel qui est ici en jeu: c’est par respect que l’on prend en compte une demande de menu alternatif, mais il est essentiel que les bénéficiaires de cet effort particulier reconnaissent pleinement celui-ci comme tel, ce qui implique une certaine gratitude et la conscience claire qu’il serait tout à fait déplacé d’abuser de la bonne volonté manifestée (par exemple en exigeant davantage que le menu sans porc).

On le voit, considérer qu’il est bien normal de satisfaire, en matière de repas, des exigences justifiées par une appartenance religieuse, c’est à la fois banaliser l’inadmissible demande de privilèges et manquer gravement de respect aux responsables des cantines scolaires lorsque ceux-ci font preuve de bonne volonté. Tel est le singulier aveuglement de la laïcité « ouverte ».

La laïcité éclairée se fonde ainsi sur le principe démocratique essentiel du refus de tout privilège ; la laïcité aveugle (« ouverte ») sur l’effort voué à l’échec (et ouvrant la voie à une surenchère sans limite) pour assurer une égalité dans l’attribution des privilèges.

Or cette grave absence de respect manifestée par la laïcité « ouverte » est liée finalement à une négation de la fraternité républicaine. Examinons ce point.

3 . Fraternité universelle ou fraternité d’exclusion

Le choix est ici non entre la fraternité et l’absence de fraternité (auquel cas la question de principe serait bien facile à trancher) mais entre la fraternité républicaine qui est universelle et la notion communautariste de la fraternité, laquelle se fonde sur l’exclusion a priori et est ainsi la négation de la première.

Précisons ces notions.

Le plus simple est sans doute de partir d’une expérience courante. Il n’est pas rare que, très spontanément, une personne croyante aborde une autre personne partageant sa foi (ou supposée telle) en l’appelant (même lorsqu’elle ne la connaît pas) « mon frère » ou « ma sœur ». Cela paraît bien innocent et même très sympathique : il y a là de la bienveillance et un réel sentiment de fraternité. C’est pourtant une totale négation de la fraternité républicaine.

En effet, par définition, la fraternité républicaine est une disposition d’esprit bienveillante s’adressant a priori à toute personne universellement. Or, dans le cas évoqué, ce qui est exprimé est une proximité particulière a priori à l’égard de ceux qui partagent mes croyances : ils sont plus mes frères que les autres. Mais alors ces derniers sont inévitablement considérés comme étant apriori moins mes frères que mes coreligionnaires. C’est là une logique extrêmement dangereuse car, une fois admis le principe de cette discrimination a priori, toutes les nuances sont possibles : les autres peuvent être a priori un peu moins mes frères, ou beaucoup moins, ou absolument pas, ou même peut-être sont-ils perçus comme mes ennemis ! des mécréants qu’il faut éventuellement exterminer. C’est donc le principe de cette discrimination a priori qu’il faut radicalement refuser. Telle est la grandeur de la fraternité républicaine.

Pour rendre sensible le fait que la logique communautariste constitue la négation de la fraternité républicaine, nous pouvons peut-être commencer par présenter un exemple : la paradoxale impudeur du voile islamique.

Lorsque l’on demande à des musulmanes voilées quelle est la signification de leur voile, la réponse que l’on obtient le plus souvent est qu’il représente la pudeur de la femme. À partir du moment où il n’est pas question de demander aux hommes de contrôler leurs pulsions, la responsabilité des femmes est engagée dans les éventuelles violences qu’elles pourraient susciter, tel imam expliquant par exemple doctement que si une femme non voilée se fait violer, il ne faut pas qu’elle vienne se plaindre. Propos choquants pour un démocrate admettant l’égalité de toutes les personnes humaines, hommes et femmes confondus, mais reflétant un point de vue qu’il n’est pas si rare de rencontrer et qui est potentiellement contenu dans l’idée, défendue par certains musulmans (heureusement minoritaires), selon laquelle les femmes doivent se voiler pour ne pas provoquer les hommes; qu’une forme de pudeur soit bienvenue, cela n’est pas contestable, mais cela ne nécessite nullement d’obliger les femmes à disparaître de l’espace public sous un voile: dans une société démocratique la grande majorité des hommes sont civilisés et savent que c’est leur responsabilité de ne pas regarder les femmes comme des proies. Il ne faut pas confondre pudeur et retrait de l’espace public.

L’idée de la nécessité de voiler les femmes correspond donc à une conception bien étrange de la pudeur. Mais il y a plus : à bien y réfléchir, la caractéristique principale du voile est l’impudeur. Précisons ce point.

Il s’agit ici de la notion de pudeur démocratique. Le principe en est simple: la démocratie moderne repose sur les Droits de l’Homme, lesquels n’ont de sens que s’ils sont la propriété « inaliénable et sacrée » de chaque personne comme individu, abstraction faite de ses diverses appartenances communautaires, y compris religieuses. L’esprit de la démocratie consiste donc fondamentalement à envisager autrui comme un individu à propos duquel je n’ai aucun a priori et à favoriser la même attitude de sa part à mon égard. En ce sens il y a bien une pudeur démocratique : pour favoriser cette attitude d’ouverture à mon égard chez l’autre, je dois faire preuve de discrétion quant à mes diverses appartenances, notamment religieuses. Je n’ai donc pas à jeter mes croyances à la figure des inconnus qui ne m’ont rien demandé, car c’est leur dire: avant de m’envisager comme une personne humaine, vous devez me considérer comme fidèle de telle religion.

Pour comprendre ce point essentiel, le drame de Charlie Hebdo me semble très éclairant.

La question centrale est de savoir ce que les croyants peuvent reprocher exactement aux caricaturistes de Charlie Hebdo. La phrase que l’on a trop souvent entendue après le massacre est celle-ci: « Ils l’ont bien cherché ». Et pourquoi donc? « Ils ont blasphémé ». Tout est dit. Toucher au sacré est, pour les croyants, ce qui est le plus scandaleux, et cela mérite une punition exemplaire. Face à de telles affirmations il convient de rappeler quelques notions élémentaires.

Tout d’abord le blasphème n’est pas interdit en France. Souvenons-nous qu’un procès a été intenté contre Charlie Hebdo, lequel a gagné ce procès. Du point de vue du droit, on ne peut rien leur reprocher. Mieux : il est inconcevable d’interdire le blasphème en démocratie (même si, par inconséquence, il peut exister des démocraties qui le font). En effet la notion de blasphème n’a de sens que pour le croyant ; pour celui qui se situe en dehors du cadre de la religion, cette notion n’a rigoureusement aucun sens. C’est pourquoi Charb, le courageux directeur de la publication de Charlie Hebdo, expliquait que, même avec la meilleure volonté du monde, il lui était absolument impossible de blasphémer. Il serait bien entendu parfaitement absurde d’interdire à certains citoyens des actes dont ils ne sont pas du tout en mesure de comprendre la signification !

Mais alors, si l’on ne peut pas attaquer Charlie Hebdo sur le plan du droit, que reste- t-il à lui reprocher ? On ne peut se situer que sur le plan éthique. Au fond on pourrait dire qu’ils ont fait preuve d’impudeur démocratique en jetant leur croyance (l’athéisme) à la figure des autres. Mais alors il faut noter que c’est exactement ce que font les musulmanes voilées: elles interdisent à toute personne d’ignorer qu’elles sont musulmanes. C’est pourquoi, si l’on est sincèrement convaincu que les caricaturistes de Charlie Hebdo doivent être critiqués, alors on ne peut pas ne pas critiquer une démarche absolument identique chez les musulmanes voilées : comme à Charlie Hebdo, il n’y a rien à leur reprocher sur le plan du droit, mais, comme Charlie Hebdo, elles font preuve d’impudeur démocratique. En toute rigueur la seule différence est que ceux qui sont choqués par le journal peuvent ne pas l’acheter alors que toute personne qui, dans la rue, croise une musulmane voilée est obligée de savoir qu’elle est musulmane ; l’impudeur va donc plus loin dans ce dernier cas.

On le voit, la pudeur démocratique est l’esprit d’une relation à l’autre qui convient à un rapport à celui-ci dépourvu de tout a priori qui serait lié à la prise en compte de telle ou telle appartenance, en un mot à un rapport à l’autre respectueux de sa personne comme être humain. C’est ainsi l’état d’esprit qui convient à une relation inspirée par la fraternité républicaine ; l’impudeur démocratique constitue au contraire, dans son esprit, une négation de la fraternité républicaine.

Or c’est précisément cet esprit de fraternité républicaine que la loi du 15 mars 2004 permet de protéger au sein des établissements scolaires: aucun élève n’est autorisé à faire preuve d’impudeur démocratique. Avant toute prise en compte de telle ou telle appartenance, tous les élèves doivent être considérés d’abord de manière parfaitement égale comme des personnes humaines et doivent considérer tous les autres de la même manière, faute de quoi la distinction si dangereuse entre ceux qui sont plus mes frères et ceux qui le sont moins briserait la fraternité républicaine. C’est ainsi que l’école doit être celle de la liberté (la protection contre le prosélytisme permet le libre développement de la raison, condition indispensable pour pouvoir faire ses propres choix), de l’égalité (chaque élève est envisagé a priori comme une personne humaine abstraction faite de ses diverses appartenances, c’est-à-dire ayant exactement la même valeur que tous les autres) mais aussi de la fraternité républicaine : le respect qu’exprime la pudeur démocratique est universel. Si, en sortant de l’école, certains choisissent l’impudeur démocratique, cela relève bien sûr de leur liberté; mais c’est le devoir de l’école que d’exiger cette pudeur au moins en son sein.

Telle est la philosophie de l’école républicaine. On le voit, cette philosophie est tout entière inspirée par un projet d’émancipation. Précisons ce point.

IV. LAÏCITÉ ET ÉMANCIPATION: ASSUMER NOTRE MAJORITÉ DÉMOCRATIQUE

La question centrale est ici celle du lien entre laïcité et démocratie. La définition la plus profonde de la démocratie est qu’elle est le seul régime politique régi par le principe d’autonomie. Écoutons Rousseau:

« Afin que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps, ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre. »

La démocratie est ainsi le seul régime politique où, lorsque j’obéis à la loi, je n’obéis qu’à moi-même (puisque je participe pleinement à l’élaboration de la volonté générale et que la loi qui lui est conforme est ainsi ma loi à moi, citoyen). Obéir à la loi revient donc ici à m’incliner devant ma propre raison ; or ne s’incliner que devant sa propre raison, c’est précisément là le principe d’autnomie (capacité d’obéir à sa propre loi). Tel est l’héritage des Lumières ; c’est exactement en ce sens que Kant définit celles-ci comme la sortie de l’humanité de sa minorité dont elle est elle-même responsable.

Pour l’être humain, accéder à sa majorité, s’émanciper, revient donc simplement à décider de ne jamais s’incliner devant rien d’autre que devant sa propre raison (autonomie). En philosophie cela correspond à la décision de Descartes. Écoutons les premiers mots de la première de ses Méditations métaphysiques :

« Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. »

Se soumettre uniquement à sa raison, être libre, c’est donc d’abord mettre entre parenthèses toutes les croyances héritées de la tradition. Ne pas les tenir pour fausses mais comme devant susciter le doute. Telle est l’attitude laïque par excellence : les croyances religieuses doivent être mises entre parenthèses (mais non déclarées fausses) si l’on veut pouvoir faire confiance en sa propre raison (« établir quelque chose de ferme et de constant ») ; en un mot, si l’on veut parvenir à une autonomie intellectuelle, fondement de la liberté individuelle. C’est là précisément le projet émancipateur de l’école républicaine tel que défini par Condorcet dans ses « Cinq mémoires sur l’instruction publique ». Dans ce cadre, la mission première de l’école est la transmission des savoirs élémentaires. Cela signifie qu’il y a une spécificité des savoirs scolaires: il ne s’agit pas de transmettre n’importe quelles connaissances (par exemple de rendre les élèves érudits) mais des savoirs méthodiques (au sens de Descartes) qui permettent aux élèves d’apprendre à penser par eux-mêmes, de faire confiance à leur propre raison. En effet l’exigence première de la méthode cartésienne est l’évidence: ne jamais rien accepter comme vrai tant que l’on n’a pas obtenu l’évidence à propos de l’objet que l’on soumet à sa réflexion. C’est à ce prix que l’on parvient à croire vraiment en sa propre capacité de penser. C’est ainsi en prenant l’habitude de s’approprier méthodiquement des savoirs scolaires qu’un élève en échec, c’est-à-dire qui ne croit pas en cette capacité, peut acquérir ou retrouver celle-ci. L’instruction publique au sens de Condor- cet ne consiste donc pas à remplir les têtes de connaissances mais à permettre aux élèves de devenir libres en développant en eux la confiance en la raison. On est ici à l’exact opposé d’une conception trop répandue de l’instruction comme simple transmission des connaissances, en un mot comme « bourrage de crâne ». Au sens de Condorcet, instruire ne doit pas être opposé à éduquer: en instruisant on permet aux élèves d’accéder à l’autonomie intellectuelle, c’est-à-dire à la liberté; on contribue par là puissamment à leur éducation.

L’émancipation réside précisément dans cet apprentissage de la liberté dont la condition est la laïcité (la mise entre parenthèses de toutes les croyances héritées). Tel est le sens si profond de l’article 6 de la charte de la laïcité :

La laïcité de l’École offre aux élèves les conditions pour forger leur personnalité, exercer leur libre arbitre et faire l’apprentissage de la citoyenneté. Elle les protège de tout prosélytisme et de toute pression qui les empêcheraient de faire leurs propres choix.

La laïcité éclairée à la française ne prend sens que dans le cadre de ce projet d’émancipation.

Or, si un tel projet se donne pour objet de faire parvenir tout citoyen à la liberté, il faut noter que c’est bien sûr aussi l’égalité qui est ici en jeu. Écoutons cette fois-ci les premiers mots si célèbres du Discours de la méthode : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Si je décide de me soumettre à la raison qui nous est commune, je suis à égalité avec tous les autres. Certes ma capacité de raisonnement est peut-être moins performante que celle de tel ou tel, mais j’ai exactement le même pouvoir d’accepter ou non comme vrai l’objet de ma réflexion. Écoutons Descartes:

Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes.

Un être humain libre, soumis à sa raison, a donc une conscience profonde de l’égalité de tous les hommes.

Mais il y a un dernier enjeu essentiel à la compréhension du projet émancipateur qui donne sens à la laïcité éclairée : celle-ci se fonde sur une conception de la relation à l’autre inspirée par la fraternité républicaine.

Nous avons vu que la conception communautariste de la fraternité introduit une discrimination a priori à l’égard de ceux qui n’appartiennent pas à ma communauté (notamment religieuse); elle correspond ainsi à la négation de la fraternité républicaine, laquelle est par définition universelle. Il convient maintenant de préciser le lien entre cette dernière et le projet émancipateur qui donne sens à la laïcité éclairée.

La question posée est ici celle de la morale laïque. S’agissant du projet émancipateur de l’école républicaine, c’est une question centrale. En effet lorsque, en 1882 , Jules Ferry rend l’école à la fois obligatoire et laïque (la gratuité étant acquise l’année précédente), la grande crainte des catholiques est qu’une école sans Dieu soit une école sans morale. C’est donc un défi essentiel que doit relever l’école républicaine : elle doit faire la preuve que toute morale ne se fonde pas sur la religion et qu’il peut exister une morale qui soit à la fois consistante et laïque. C’est pourquoi l’ambition d’une telle morale est d’être rationnelle.

Précisons ce point.

Il faut ici opposer la morale laïque rationnelle et les morales traditionnelles. Ces dernières admettent un fondement religieux. Or la morale laïque a sur elles une supériorité décisive : alors qu’il existe plusieurs traditions religieuses fondant différentes morales, il ne saurait y avoir qu’une seule morale rationnelle, laquelle peut ainsi être la morale de tous. Le rapport avec le projet d’émancipation de l’école républicaine apparaît clairement : un jugement moral adulte (majeur) ne peut relever que de la soumission à sa propre raison (autonomie) supposant une mise entre parenthèses de toutes les croyances héritées (de toutes les morales traditionnelles fondées sur la religion). Faisons appel à Piaget pour comprendre cela de manière plus précise.

Dans son ouvrage Le jugement moral chez l’enfant, il montre que, par étapes, celui-ci construit un jugement moral de plus en plus objectif. Au début (à l’âge de la maternelle), ce jugement est égocentrique; à la fin du processus (stade des opérations abstraites), lorsque la personne est devenue capable d’appliquer une pensée logique à des objets abs- traits (ce qui correspond à une pensée hypothético-déductive), il a une valeur objective et relève de l’autonomie. Notons, pour comprendre les enjeux de cette évolution, que la morale des enfants de maternelle présente deux caractéristiques : elle est hétéronome et matérielle; celle de l’adulte est, à l’inverse, autonome et formelle. Sans entrer dans les détails, la morale des petits est une morale de l’obéissance: ce qui est bien c’est d’obéir; ce qui est mal c’est de désobéir. La loi à laquelle l’enfant obéit (ou non) n’est évidemment pas la sienne mais celle des adultes; cette morale relève donc de l’hétéronomie. D’autre part l’enfant ne juge pas, comme le font les adultes, sur l’intention (morale formelle) mais sur les conséquences matérielles de l’acte, sur son aspect concret (morale matérielle). Par exemple il est jugé « plus vilain » de dire que l’on a vu un chien « gros comme une vache », ce qui est visiblement très loin de la réalité (c’est un « gros » mensonge), plutôt que de dire que l’on a eu de bonnes notes à l’école alors que c’est faux ; c’est en effet un «petit » mensonge dans la mesure où c’est vraisemblable (c’était peut-être vrai un autre jour). Par rapport à une morale adulte, le paradoxe est que, lorsque le mensonge ne peut pas trom- per (par exemple la maman) dans la mesure où il est invraisemblable (« gros »), c’est plus grave ; lorsqu’il peut très bien tromper car il est vraisemblable (« petit »), c’est moins grave. Bien entendu, du point de vue de la morale adulte, c’est l’inverse : comme « c’est l’intention qui compte », un « gros » mensonge qui ne peut pas tromper est moins grave qu’un « petit » mensonge qui peut tromper. La différence réside en ceci que l’adulte s’est approprié la loi (autonomie), il en comprend l’esprit; dès lors il jugera en prenant en compte l’intention (morale formelle) et non l’aspect visible, la matérialité de l’acte (morale matérielle).

Or on retrouve la logique de cette évolution individuelle dans l’histoire des sociétés humaines. Par exemple l’institution du tabou que l’on rencontre dans toutes les sociétés archaïques correspond bien à la morale hétéronome et matérielle des petits : il s’agit en effet d’un interdit qui ne se discute pas et auquel il faut seulement obéir (hétéronomie) sans s’interroger sur l’intention mais seulement sur le degré d’obéissance réelle (« matérielle »). Par exemple, s’il est prévu une punition très lourde (voire la mort) lorsqu’un membre de la communauté enfreint tel ou tel tabou alimentaire (ne pas manger tel animal) et si un individu, parce qu’il mourait de faim, est passé outre, la question ne sera pas de se demander s’il y a des circonstances atténuantes (morale formelle) mais de constater la désobéissance et d’appliquer la sanction prévue (morale matérielle). Si l’on touche au sacré, la punition est terrible. C’est cette morale d’enfant de maternelle qui détermine le jugement de ceux qui, à propos des caricaturistes de Charlie Hebdo assassinés disent : « ils l’ont bien cherché ».

Bien entendu, au cours de l’histoire, le sacré s’est considérablement rationalisé. Les grandes religions monothéistes sont inspirées par des principes moraux universels. Qui contesterait qu’il faille aimer son prochain? Mais, même sous cette forme rationnelle, la morale religieuse ne parvient pas encore à fonder des jugements véritablement adultes, autonomes. En effet, nous venons de le voir, la morale adulte est à la fois formelle et autonome. Cela signifie qu’il ne s’agit pas de définir le bien et le mal, les actes bons et les actes mauvais, mais le caractère moral ou non de l’intention qui préside à un acte, bref (selon le vocabulaire de Kant) la différence entre une bonne et une mauvaise volonté. Or les repères moraux que fournissent les religions se présentent comme l’interdiction de certains actes envisagés de façon matérielle. Par exemple « Tu ne tueras point ». Chacun, bien sûr, peut approuver ce commandement. Mais qu’en est-il lorsque l’on réfléchit à propos d’un cas d’euthanasie ? Si l’on se contente de la référence au commandement religieux, d’une manière générale, il est interdit de tuer, l’euthanasie est donc condamnable par principe. Or, lors des procès qui ont eu lieu dans de tels cas, on est bien sûr allé plus loin dans la réflexion. Les débats avaient pour objet de déterminer, dans toute la mesure du possible, quelle était l’intention qui a présidé à l’acte d’euthanasie (en examinant ce que l’on savait des circonstances) afin de savoir si cette intention était moralement condamnable ou non. Bref il s’agissait de s’affranchir d’une morale matérielle (déterminée par le fait de poser l’acte de tuer comme mauvais en général) pour entrer dans une logique de morale formelle (d’examen de l’intention et de jugement sur l’éventuel caractère condamnable de celle- ci). Telle est la morale laïque rationnelle, formelle et autonome.

Le point décisif est ici que, si l’on se réfère à l’impératif moral défini par Kant, le critère permettant de distinguer une bonne et une mauvaise volonté est rationnel.

D’une part il est facile de comprendre que « l’impératif catégorique » peut être admis par tous, abstraction faite de ses éventuelles croyances religieuses. Peut-on contester la pertinence de ce commandement : Agis en sorte de considérer l’humanité, en toi-même et en la personne de tout autre, toujours aussi comme une fin et jamais uniquement comme un moyen ? Mais, plus précisément, si l’on se réfère à une autre formulation de cet impératif, il apparaît, et c’est décisif, que c’est à partir d’un critère logique que Kant propose de distinguer une bonne et une mauvaise volonté : Agis de telle sorte que tu puisses vouloir universaliser la maxime de ton action.

Un jugement moral objectif comporte donc toujours deux temps : d’abord expliciter la maxime de son action ; ensuite examiner s’il est possible de l’universaliser sans contradiction. La première opération peut très bien s’avérer, dans la réalité, très délicate (par exemple l’intention peut être complexe, on peut ne pas se l’avouer etc.). Mais il importe seulement ici d’en comprendre le principe. Prenons donc un exemple simplifié. Imaginons une personne à qui l’on pose une question et qui sait que, si elle dit la vérité, elle aura des ennuis (par exemple si elle a emprunté de l’argent et se trouve dans l’incapacité de le rendre) ; faisons l’hypothèse que cette personne décide de mentir pour se tirer d’affaire. Une telle décision est-elle morale ? Le premier moment du jugement moral est d’expliciter la maxime, la règle à laquelle obéit cette décision. En l’occurrence ce serait « chacun ment quand ça l’arrange ». Kant explique qu’universaliser la maxime consiste à imaginer un monde dans lequel cette maxime s’appliquerait sans aucune exception (avec la même régularité qu’une loi de la nature). Notons qu’il faut faire appel ici à une pensée hypothético-déductive (déduire de manière rigoureusement logique toutes les conséquences d’une hypothèse), ce qui correspond exactement aux caractéristiques de la pensée adulte permettant l’autonomie, selon Piaget. Or qu’en serait-il d’un tel monde ? S’il était certain que, sans aucune exception, toute personne répondrait à toute question en fonction de ce qui l’arrange, l’idée même de mensonge serait strictement inconcevable. Il ne peut y avoir de mensonge que par exception : je sais bien qu’il est moralement condamnable de mentir, que toute personne obéit généralement à l’impératif de sincérité, mais je décide de m’arroger le droit de mentir. Il apparaît donc que, dans cet exemple, si l’on tente d’universaliser la maxime de l’action, on rencontre une contradiction logique. C’est donc en fonction d’un critère purement logique (et non de tel ou tel a priori hérité de la tradition) que l’on peut juger qu’une telle décision est contraire à l’exigence morale.

Tel est le fondement d’une morale laïque rationnelle, correspondant à l’exigence d’autonomie (ne jamais se soumettre à rien d’autre que sa propre raison). En un mot telle est la morale de qui assume la majorité que confère la démocratie.

Nous sommes ici au cœur du projet émancipateur qui donne sens à la laïcité éclairée. Et cette référence à la morale rationnelle est indispensable pour envisager un « vivre ensemble » fondé sur la fraternité républicaine.

Imaginons en effet une discussion sur une question morale entre deux personnes croyantes se référant à des traditions différentes, sachant que ces personnes ont une volonté sincère de se comprendre. Faisons l’hypothèse d’une divergence de jugement, liée à une conception différente du sacré religieux, sur la manière dont il est convenable ou moral de se comporter. Dans cette situation, même si les personnes en présence sont de bonne volonté, elles pourront certes progresser dans la compréhension mutuelle mais il y a toujours un moment où chacune s’appuiera sur une croyance non négociable : j’ai fait des efforts pour te comprendre, mais là je ne peux pas aller plus loin. Il y aura donc un cran d’arrêt à la compréhension mutuelle. Il faut bien mesurer qu’ici la compréhension est impossible par principe. À l’inverse, si ces personnes mettent entre parenthèses leur référence à tel sacré traditionnel et font l’effort de se situer sur le terrain de la raison commune, de la morale rationnelle, la compréhension devient possible par principe puisque l’on dispose alors d’un principe logique pour distinguer une bonne et une mauvaise volonté. Cette compréhension n’est bien sûr ni garantie ni facile ; elle demande des efforts parfois importants, mais l’essentiel est que la logique vaut pour tous (« le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ») : « 2 +3 = 5 » est une proposition vraie pour moi, quelles que soient mes éventuelles croyances religieuses traditionnelles.

Cette attitude laïque est par exemple parfaitement illustrée par tel homme politique français croyant qui a déclaré désapprouver l’avortement à titre privé mais être parfaitement conscient, en tant qu’homme politique rationnel et responsable, qu’il n’était pas question de revenir sur le principe du droit à celui-ci. Il y a là une profonde sagesse, en particulier si l’on songe qu’aux États-Unis, pays de la laïcité aveugle (« ouverte »), certains médecins ont été assassinés pour avoir pratiqué l’avortement.

L’enjeu de la nécessaire mise entre parenthèses des convictions morales reposant sur telle ou telle tradition religieuse apparaît maintenant clairement: dans une logique de laïcité aveugle (« ouverte ») qui refuse d’imposer cette mise entre parenthèses et admet que l’appartenance à une communauté religieuse définisse une fraternité qui discrimine apriori ceux qui n’y appartiennent pas (et sont ainsi moins mes frères),la compréhension mutuelle en matière de jugement moral est impossible par principe ; seule la laïcité éclairée, parce que sa morale rationnelle dispose d’un critère logique pour distinguer une bonne et une mauvaise volonté, rend la compréhension mutuelle possible (à condition bien sûr de fournir les efforts nécessaires). La laïcité aveugle (« ouverte »), parce qu’elle suppose l’acceptation de l’impossibilité de principe de la compréhension mutuelle, ne peut faire reposer le « vivre ensemble » que sur le pari de la tolérance comme indifférence (qui permet d’éviter que les incompréhensions et les abus ne débouchent sur la violence) ; seule la laïcité éclairée (et son projet émancipateur) permet de faire reposer le « vivre ensemble » sur l’ambition d’une compréhension mutuelle, base de la fraternité. Choisir entre la laïcité aveugle (« ouverte ») et la laïcité éclairée à la française, c’est donc, en définitive, choisir entre le pari de l’indifférence ou celui de la fraternité.

CONCLUSION : LA LAÏCITÉ « OUVERTE » COMME MAINTIEN DE L’HUMANITÉ DANS SON ÉTAT DE MINORITÉ

Il apparaît donc que la laïcité dite « ouverte » est en réalité une laïcité aveugle qui constitue la négation de la laïcité éclairée reposant sur la séparation réelle des Églises et de l’État. Nous avons vu que cette laïcité « ouverte » repose sur un a priori général de tolérance qui ne s’accompagne pas d’une réflexion rigoureuse sur la limitation réciproque des libertés (ce en quoi elle est aveugle), bref sur une tolérance arbitraire et généralement injuste. Elle implique en particulier une possible négation de la liberté de conscience au nom d’une conception abusive de la liberté religieuse, une négation de l’égalité républicaine au profit d’une recherche de l’égalité dans les privilèges et un pari sur l’indifférence plutôt que sur la fraternité. Il s’agit en un mot d’une négation du projet émancipateur de la laïcité éclairée. Ce dernier repose sur la décision de ne jamais se soumettre à rien d’autre que sa propre raison, ce qui est la définition la plus profonde de la liberté; la laïcité « ouverte » fait passer cette liberté au second plan au profit de l’autorité des traditions religieuses. Cela correspond, en définitive, à la décision de maintenir la société dans son état de minorité.

Il est également possible, comme cela a été décidé en France en 1882 et 1905 , d’assumer la majorité que confère la démocratie et de cesser d’accoler des adjectifs au beau nom de laïcité.

Article transmis par "Modérateur"

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