Cercle Condorcet de la Savoie
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“Les politiques ont la tentation de faire de la crise un champ d’expérimentation autoritaire"

  • Le 01/11/2020
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Avant de spéculer sur le monde d’après et la sagesse qui sera la nôtre après cette crise majeure... regardons avec quelle aisance et quelle satisfaction les leaders des démocraties se voient eux-mêmes en chefs de guerre et manifestent leur goût du contrôle des populations, prévient le philosophe Michaël Fœssel.

Michaël Fœssel - Avril 2020 - Philosophie Magazine

Philosophe et professeur à l’École polytechnique, il est l’auteur de plusieurs livres dont les titres résonnent profondément avec l’actualité, comme La Privation de l’intime (Seuil, 2008), Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique (Seuil, 2013) ou encore Le Temps de la consolation (Seuil, 2015). Son dernier essai Récidive. 1938 (PUF, 2019) propose une plongée dans les articles des journaux de l’année 1938 et s’interroge sur la cécité devant la montée des périls.

Philosophie Magazine - Vous avez écrit un essai intitulé Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique. Sommes-nous aujourd’hui devant un monde suspendu, un monde abîmé, un monde qui se métamorphose ?

Michaël Fœssel : Aujourd’hui comme à l’époque où j’écrivais cet essai, il me semble que la notion de monde n’est pas liée à la question de la vie. Je considère que le monde, c’est d’abord et avant tout un horizon social et perceptif, une certaine manière d’organiser le temps, de le scander. J’appelle monde l’ordre ordinaire collectif de nos vies, l’horizon de nouveauté qui l’entoure et non leur simple conservation biologique. C’est pourquoi notre monde est – je l’espère,
momentanément – annulé par le confinement. D’autre part, il y a monde quand on peut se projeter dans l’avenir de manière relativement assurée. Et là, on voit bien que, même au niveau gouvernemental, les décideurs ne savent pas, ne peuvent pas nous dire combien de temps cette crise va durer. Chacun est obligé de refaire monde au niveau de son domicile – je parle bien sûr de ceux qui sont confinés –, et ce n’est pas facile, peut-être même est-ce impossible, en ce sens où le monde suppose un rapport à l’altérité. Tout le paradoxe actuel, c’est qu’on nous demande d’être solidaires depuis nos solitudes.

Pensez-vous que nous allons revenir au monde d’avant, ou qu’il y aura une reconfiguration ?

Comme lors de chaque crise majeure, certains s’empressent de déclarer que rien ne sera plus jamais comme avant, que nous sommes déjà entrés dans le monde d’après. Je me méfie de ces discours. Bien sûr, nous ne retrouverons pas la situation précédente à l’identique. Mais tout dépend des changements qui vont se produire. Si ce que l’on remet en cause, ce sont les idéologies managériales, les conceptions productivistes et anti-écologiques qui d’une certaine manière nous ont menés là, alors l’effort de transformation de nos habitudes et de nos cadres de pensée peut être bienvenu. Maintenant, si le caractère dramatique de la situation et la peur qu’elle suscite doivent signifier – comme on en perçoit déjà les signes – qu’on va prendre des mesures sécuritaires et biosécuritaires renforcées, si l’on se met à nous vanter le modèle chinois comme supérieur à celui des démocraties, si cette période de quarantaine sert à mettre en place des outils de surveillance numérique, de zonage et de contrôle des populations dont l’usage se pérennise, l’après sera peut- être même pire que le pendant. Nous voilà ramenés à une problématique philosophique assez classique : est-ce que l’exceptionnel doit devenir normatif ? Comme nous vivons une crise de nature virologique, elle ouvre de surcroît une ère du soupçon. L’autre ne représente-t-il pour moi qu’une menace ? Universalisées, de telles suspicions empêchent de faire monde. Jusqu’où va-t-on aller ? Enverra-t-on des drones surveiller les rues, comme dans les mégapoles chinoises ? Si l’on suit cette pente, nous allons vers des évolutions fortes de nos sociétés, mais pas vraiment celles auxquelles aspirent ceux que j’appellerai les « utopistes du monde d’après ».

“Quelle que soit leur nécessité circonstancielle, les mesures adoptées par la France sont inadmissibles en regard de ce qu’est un État de droit”

 

Ne seriez-vous pas, pour une fois, d’accord avec le président des États-Unis Donald Trump, qui s’est exclamé qu’il ne faudrait pas que le remède soit pire que le mal ?

 

 

Ne seriez-vous pas, pour une fois, d’accord avec le président des États-Unis Donald Trump, qui s’est exclamé qu’il ne faudrait pas que le remède soit pire que le mal ?

Donald Trump pense exclusivement aux aspects financiers de la chose et il participe de ce débat qui a lieu d’être, mais qui n’est pas suffisant à mon avis, entre décisions prophylactiques et impact économique de ces mesures sur la croissance. Ces considérations ont largement orienté les choix des responsables politiques, qui ont eu à se décider entre la stratégie de l’immunité collective et celle du confinement. Cependant, pour revenir à votre formule, elle a le mérite de souligner que le remède est souvent un mal. Les mesures adoptées par la France sont, peut-être, inévitables – mais ne perdons pas de vue qu’elles demeurent scandaleuses. Quelle que soit leur nécessité circonstancielle, elles sont inadmissibles en regard de ce qu’est un État de droit. Cela mérite d’être rappelé, car il existe une tentation de faire de la crise un champ d’expérimentation.

Aux balcons de Rome sont apparues des banderoles où il était écrit : « Le romantisme de la quarantaine est un privilège de classe ». Est-ce que la crise sanitaire actuelle ne révèle pas aussi une fracture sociale, une lutte des classes, entre ceux qui continuent de travailler en s’exposant à la maladie et ceux qui profitent de la quarantaine dans des conditions confortables ?

Je n’aurais pas une lecture aussi classiste dans la mesure où, parmi ceux qui sont, comme on le dit à tort, « au front », il y a des médecins, qui n’appartiennent pas aux classes laborieuses défavorisées. Cependant, j’observe à Paris qu’il y a beaucoup de gens qui n’ont nulle part où aller. Les SDF, certains migrants n’ont guère d’endroit où se confiner. Par ailleurs, le confinement est tantôt vécu comme un loisir, tantôt comme une séquestration. Dans la formule : « Restez chez vous ! », le

« chez vous » n’est guère interrogé. Tout le monde n’a pas le même chez-soi. Certains n’en ont même pas du tout, ce qui s’entend matériellement pour les SDF, mais aussi psychiquement pour ceux qui redoutent plus que tout d’être renvoyés à leur intériorité. L’expérience que nous vivons actuellement est universelle, dans la mesure où la moitié de la population mondiale est – sur le papier du moins – confinée, mais l’universel ne signifie pas pour autant l’égalité. Face à une contrainte qui s’applique à tous, les écarts des positions de départ jouent à plein.

Après ce confinement, ne risque-t-on donc pas de voir revenir une crise sociale de forte ampleur, comparable au mouvement des « gilets jaunes » ?

Les conséquences économiques de cet épisode sont encore à venir. Elles iront dans le sens de l’aggravation de la crise sociale, qui n’a pas disparu comme par enchantement. C’est aussi pourquoi les utopies du monde d’après doivent être prises avec prudence ; cette crise ne survient pas à partir de rien, sur un sol neutre. Je n’ai pas la compétence ni les moyens pour faire des projections sur les effets sociaux de ce que nous vivons, par contre la dimension politique me paraît alarmante. En effet, la rapidité et la facilité avec laquelle on adopte des mesures exceptionnelles n’ont été possibles que parce que nous avons déjà fait l’expérience de l’état d’urgence, lors de la lutte contre

le terrorisme. Du reste, la manière dont l’exécutif a qualifié d’emblée cette lutte contre une maladie de « guerre », avec tous les aspects juridiques que cela recouvre, montre qu’en fait, aussi inédit et irreprésentable soit l’événement, il intervient dans un contexte où son interprétation dominante risque d’être de type autoritaire.

Vous ciblez la rhétorique d’Emmanuel Macron et d’Édouard Philippe ?

À la suite de leurs prédécesseurs, ils n’ont pas seulement une rhétorique, mais aussi une pratique de type autoritaire. On pouvait déjà avoir des doutes sur l’expression de « guerre contre le
terrorisme » ; cette fois-ci, il y a lieu d’être encore plus prudent. La logique épidémiologique veut que le virus soit invisible, mais qu’il prenne place dans des corps qui sont, eux, très visibles. On ne confine pas le virus, on confine des corps, parce que ces corps sont supposés porteurs du virus. Je ne critique pas cette stratégie comme telle ; je relève simplement qu’elle consiste à faire comme si nous étions tous malades, et donc potentiellement contagieux. Nous voici donc sur une crête. Nous admettons provisoirement que l’État postule que nous sommes tous des menaces, pour nous-mêmes et pour les autres. Mais soyons vigilants à ne pas laisser s’installer cet
a priori de la suspicion au- delà de la crise sanitaire. La médecine est une lutte pour la vie. Contrairement à la guerre, elle n’appuie pas ses victoires sur la mort.

Comment avez-vous réagi, quand le gouvernement français a appelé les désœuvrés à aller aider les agriculteurs ?

Cela m’a semblé assez lunaire ! D’abord, j’y ai vu une injonction contradictoire : faut-il rester chez soi ou aller prêter main-forte aux exploitants agricoles ? Ensuite, nous ne vivons pas une guerre, mais une sorte d’occupation par le virus ; dans ces circonstances, l’agriculture et la nourriture prennent une importance centrale. Les incitations à la consommation d’objets superflus sont mises sous le boisseau. Si l’on a une pente idéologique conservatrice, on dira que nous sommes ramenés à l’essentiel, « la terre ne ment pas »... Selon moi, nous ne nous trouvons nullement ramenés à l’essentiel, mais simplement à l’élémentaire biologique. Entre l’élémentaire et l’essentiel, il y a toute la distance qui sépare le corps de la liberté.

“Je crains que l’on considère la frontière comme une mesure de sûreté générale qui conservera toute sa pertinence après la décrue de l’épidémie”

Michaël Fœssel

Hannah Arendt n’expliquait-elle pas qu’on ne peut jamais fonder une politique sur la zôế, sur la « vie » au sens animal des humains ?

Oui, à quoi il faut ajouter avec Michel Foucault que le vivant n’est pas extérieur au politique. Dans les situations d’exception comme celle que nous traversons, le monde se voit préférer la vie, et la vie est comprise comme simple survie. Il y a eu plusieurs doctrines gouvernementales – pour être généreux, on dira qu’il y a eu du flottement. D’abord, on nous a expliqué que le virus ne s’arrêtait pas aux frontières, ce qui, pour un cosmopolite comme moi, avait un son plutôt sympathique. Sauf que, quand on rétablit les frontières physiques, le virus – qui est véhiculé par des corps – s’arrête bel

et bien. Le confinement est même une création de nouvelles frontières aux bornes de l’intime. Cela ne me dérange pas que l’on rétablisse ou que l’on érige des frontières pour trois mois. En revanche, je crains que l’on en vienne à considérer la frontière comme une mesure de sûreté générale qui conserve toute sa pertinence après la décrue de l’épidémie.

Vous avez écrit un essai sur La Nuit. Vivre sans témoin [Autrement, 2017], dans lequel il est question des excès. Or les dépendants aux diverses substances psychotropes peuvent vivre une période de désintoxication forcée, dans certains cas très violente. N’est-ce pas une souffrance taboue mais réelle ?

J’ai même lu qu’un préfet avait – avant de changer d’avis – jugé bon d’interdire la vente de l’alcool... Ceux qui s’imaginent que l’essentiel, c’est la nourriture, et qu’à partir du moment où on a un placard bien rempli, on devrait rester tranquille chez soi se montrent de piètres connaisseurs de la nature humaine. L’impératif peut prendre bien d’autres formes. Beaucoup de gens – les toxicomanes mais aussi les dépendants aux psychotropes médicamenteux – vivent perpétuellement hors d’eux-mêmes. Par toutes sortes de moyens, ils cherchent à fuir un chez-soi ou une intériorité qui leur est insupportable. Pour ceux-là, le confinement est dangereux, source de souffrances. De même qu’il y aura des morts du Covid-19, il y aura des morts du confinement. Aux Pays-Bas, les coffee shops [où le cannabis est en vente libre] ont été fermés puis rouverts au bout de deux jours, compte tenu des effets immédiats : les autorités néerlandaises ont vu se constituer lors de ce bref intervalle un trafic parallèle exponentiel. Quant aux masques, des vendeurs ambulants sont apparus dans ma rue, qui en proposent à la sauvette, alors qu’il y a officiellement pénurie. Le capitalisme a une résilience assez extraordinaire, et, là où il y a demande, on finit toujours par produire une sorte d’offre. Plus généralement, on ne peut pas fonder une politique universelle et globale en partant d’un imaginaire de la vie bourgeoise, sereine et familiale. Le gouvernement en France commence à réagir – pas sur la question des drogues, là ça va être une catastrophe. Les services sociaux ont du moins pensé au bout de dix jours à lancer une ligne téléphonique pour les cas psychiques. Les périodes d’exception n’interdisent pas une réflexion sur ce que Foucault appelait les « vies
infâmes »,
celles que la morale dominante réprouve, qui sont rejetées dans l’invisibilité et en dehors du cours normal de l’expérience, mais qui se manifestent dans les situations de couvre-feu. Un héroïnomane qui n’a pas sa dose sortira pour la trouver, il n’y a pas besoin d’être addictologue pour le comprendre.

Vous avez écrit sur Consolation de la philosophie du philosophe latin Boèce [480-524]. Ce titre vous paraît-il pertinent en ce moment ?

Pour ceux qui ne sont pas absorbés par le télétravail ni par le travail, une question se pose : que faire ? La lecture me paraît être une solution d’une valeur au moins égale au Web ou à BFM-TV, même si je constate la difficulté de lire, c’est-à-dire de s’extraire d’une situation d’urgence qui tend à faire corps avec nous. Idéalement, il faudrait pouvoir lire des œuvres qui n’ont rien à avoir avec l’actualité. Ce n’est pas exactement une consolation, mais une diversion. Si l’on ne peut pas faire abstraction de la situation, les stoïciens sont une lecture adaptée, parce que c’est une philosophie pour temps de crise, qui a été conçue après l’effondrement de la cité grecque. C’est une doctrine pour un individu confronté à un monde qui s’effondre ; les stoïciens prônent une voie de sagesse individuelle et une relativisation de la question de la mort. L’un des thèmes majeurs de la

philosophie stoïcienne, c’est l’exil. Aujourd’hui nous ne sommes pas exactement exilés, mais plutôt en réclusion – le point commun est que nous ne sommes pas là où nous aimerions être. La morale ou la consolation stoïcienne consiste à rappeler que nous ne pouvons rien à l’événement qui s’abat sur nous, mais que nous sommes en mesure d’agir sur les représentations que nous avons de cet événement. En temps normal, une telle doctrine est suspecte de nous habituer à l’inacceptable. Mais dans les mauvais jours de l’existence, et tant qu’il n’y a rien de concret à faire, elle a son utilité.

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